Les Plaisirs et les jours à peine publiés
Proust s'était lancé entre 1896 et 1900 dans l'écriture de
Jean Santeuil. Mille pages inachevées, abandonnées et mises à l'écart avant de se plonger dans
Ruskin, comme le rappelle
André Maurois (préface), et qui ont été révélées au public, grâce aux travaux de thèse de Bernard de Fallois, trente ans après la mort de leur auteur, longtemps après
La Recherche du temps perdu ; elles ont fait l'objet d'une édition cartonnée originale en trois volumes (Nrf, 1952) aimée des bibliophiles et chineurs dont celui-ci est le premier.
Jean Santeuil puise à des sources et a des accents bien plus directement autobiographiques que
La Recherche malgré le dispositif initial de mise en abyme un peu surfait chargé de le faire oublier. Dans une longue introduction l'auteur se dissimule derrière le regard d'un hypothétique narrateur évoquant un séjour breton avec un ami pour mettre en scène sa rencontre avec un énigmatique écrivain nommé C. dont il aurait fait publier l'oeuvre,
Jean Santeuil.
Un séjour breton de
Proust et de
Reynaldo Hahn dans une ferme auberge au temps de leur amour est en effet contemporain des débuts de la rédaction de
Jean Santeuil comme le rappelle
Lorenza Foschini dans un essai récent (
Plaisirs d'amour, jours d'amitié de
Marcel Proust et
Reynaldo Hahn, 2019, p. 146), quant aux trois parties du tome 1 de la vie de
Jean Santeuil elles renvoient spontanément, avec quelques filtres de bienséance mais point trop de complaisance pour lui-même, aux années de prime enfance et de lycée de celui qui contient en germe l'éminent créateur qu'il est devenu quelques années plus tard. « Ce livre n'a jamais été fait, il a été récolté », prévient
Proust en exergue. Jolie formule qui incite à le lire comme tel au-delà de l'ébauche ou des prémisses qu'il constituerait. On peut y voir un « réservoir » où les personnages ne sont pas encore les créations hybrides de la Recherche.
Jean Santeuil m'a surtout questionnée sur les liens mystérieux que psychisme et création artistique peuvent entretenir pour produire un jour une oeuvre hors du commun...
Monsieur et madame Santeuil rêvent de donner une “éducation virile” à leur fils Jean. Son père le verrait bien un jour dans les ambassades ou la haute administration sa mère sans être hostile à ce projet lui donne le goût de la lecture et de la poésie. En attendant Jean montre une extrême sensibilité en tout. Ainsi le moment du coucher peut virer à la grande tragédie comme le soir où ses parents reçoivent le professeur Surlande : une séance d'après dîner, en ouverture, qui fait fortement écho à une autre bien connue des lecteurs de la Recherche. Cette disposition de “Monsieur Jean”, comme l'appelle le très professionnel Augustin au service de la famille, à “faire échec aux plus impératives nécessités mondaines” (p. 69) ne l'empêchera pas ultérieurement de les rechercher avec frénésie. L'histoire du baiser refusé occasionnant un chagrin d'origine obscure ne le quittant plus prend corps ici : ”De sa tristesse, d'ailleurs, il ne connut guère plus tard que les causes secondaires, car pour la cause première elle lui sembla toujours si inséparable de lui-même qu'il ne put jamais renoncer à elle qu'en renonçant à soi”. (p.73).
L'empire exercé précocement sur sa mère qu'il déçoit ensuite par ses médiocres résultats scolaires se doublant de la culpabilité de la faire souffrir est documenté presque cliniquement et, entre agitation et tendresse, souci de plaire et agressivité, les pages racontent le jeune
Proust plus authentiquement que tous ses biographes réunis. Entre les fraîches vacances de Pâques ou les chaudes soirées d'été à Etreuilles de la deuxième partie, à l'occasion d'un séjour marin à Dieppe et dans les frimas parisiens Jean dessine l'exceptionnelle cartographie de ses émois enfantins dont les moindres contours épousent les méandres d'une phrase déjà reconnaissable entre toutes, « flonflons » et fioritures stylistiques comprises. Emois reconduits peu après sous une autre forme en direction de la jeune Marie Kossicheff sa compagne de jeux aux Champs Elysées de laquelle ses parents l'éloignent et qu'il oublie aussi vite pour explorer les territoires de l'amitié à particule avec Henri de Réveillon sous la houlette de leur professeur de philosophie monsieur Beulier. Déplaisant, Jean sait l'être, criseux et possessif en famille dans la dernière partie, moqué par ses congénères du lycée pour ses envolées lyriques ou emphatiques, vaniteux. Qu'importe, la curiosité et le désir de le suivre dans tous ses états d'âme au fil de deux tomes supplémentaires n'en sortent en rien entamés.