L'âme errante 1992
À Robert Sabatier *
Quand le gel attise les étoiles,
Si légères dans la nuit d'hiver,
Volettent les cendres des poètes.
Ils furent des morts discrets
Un paquet-poste pour cercueil,
Une lettre pour épitaphe.
Maintenant ils ont fait leur nid,
Cherchez-les dans la devinette,
Chasseurs dans l'arbre blottis.
Ne riez pas, perdez-vous dans les branches,
C'est ainsi que Pétrarque rejoignait
Celle par qui le laurier le ceignit.
Ne riez pas, les chasseurs sans fusil,
Tête en bas, nous écoutent et déboulent
Comme des lièvres d'entre les mots.
Ils sont l'oubli, le vent,
S'il pleut ils sont la pluie
Qui ne supplie personne.
J'écris vos noms, amis, soyez heureux,
Tout est sans nom, tout est poussière
Dans l'invisible où rien ne meurt.
p.155
* et à la mémoire de Robert Rovini, Serge Micheneau,
Henri Dufor et quelques autres que l'oubli a recouverts.
LA VOIX DES PRONOMS 1952
PRÉTEXTE *
Le poète n'est pas un être d'exception. Il raconte et se
raconte à travers une grille à peine secrète. Son message,
qu'il voudrait simplement chiffré par l'affectivité, remue
des mots comme des grelots.
Il arrive que des sonnailles soient entendues.
Pourquoi et comment lui est venue sa manie ? Il ne saurait
le dire. Il a entendu d'autres appels ; il a été troublé par la
chute d'une pomme mûre ; il a senti le vent de quelques
mots frôler ses jeunes tempes.
D'une encre raide il a formé, lui aussi, un appel. Il a délié,
rempli, raturé son écriture et surtout rudoyé la fourmilière
qui agaçait sa nuque. Il cherchait à traquer l'émotion – ce
souffle court – il voulait la traduire dans sa respiration la
plus ordinaire.
…
p.46
* Texte qui ouvre l'anthologie Lustres 1943-1953
LA RANDONNÉE DE L'ÉCLAIR 1954
FONTAINE
Je voudrais t'offrir cette rivière née de la terre dont
l'eau vive veinée de soleil commande au repos du
cœur.
Si un jour l'amitié de nos bras nous porte jusqu'à ce
remuement limpide et si près de lui tu t'étends, verras-
tu les ruines blanches qui dominent de toute éternité
ce jade raisonnable, convoyeur du présent ? Dans cet
âtre dévasté verras-tu le tisonnier du temps qui bat
toujours sa moisson d'étincelles ? Verras-tu ce brandon
rare à l'assaut du soleil ? Verras-tu ce qui palpite
encore de l'éclair d'un baiser ?
Luisante comme une olive dans ce tourbillon de
cendres, gagneras-tu ta facile ressemblance ? Seras-tu
Laure au seuil de l'Impossible ?
Je voudrais te haler dans mon amour qui n'est qu'une rivière.
p.53
LA RANDONNÉE DE L'ÉCLAIR 1954
PRIME PRÉTENTION
…
Je traverse des journées
D'autres explorent des forêts
Elle m'a rendu à un monde
Plus vite
Depuis trois jours
Il y a vingt-neuf ans
Que je l'aime
N'est-ce pas la parole de l'évidence ? Assurément il
faut être naïf pour l'entendre. N'est-ce pas la manifes-
tation impromptue d'un fantôme ? Assurément il ne
faut pas être très réel pour se laisser prendre à cette
parodie. Mais sommes-nous réels ? Que la réalité nous
abuse et nous confonde ne suffit pas à nous attacher à
ses preuves ! Le poète fonde sa vanité sur la possibilité
d'assaisonner le vécu, de lier ou de délier le réel et
l'imaginaire, le songe et la veille, le haut et le bas. Il
prend ses mesures et tend son espace comme un
tailleur coupe un costume ; il blasonne ses raisons avec
des symboles de passages ; il retient des migrations
solaires et lâche des nuits en plein jour ; il est acoquiné
avec le Temps. Nécessairement. Les équinoxes lui ont
donné carte blanche.
p.51
PAYSAGE NUPTIAL/1949
Maintenant que tu as essuyé ma nuit
de ta constellation ardente, referme tes cahiers
et confie aux arbres qui nous recèlent les fiers secrets
de ta géographie.
Montre-toi. Montre le bleu vivace de l'amour.
Il te gaine jusqu'au bout des ongles.
Les idiots se promènent dans les jardins publics ;
On jette les affamés dans la gueule des locomotives :
On pleure les morts ; Les somnambules effraient
les vivants…
Partons
À la recherche d'une dignité.
p.15