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Citations sur Opus 77 (145)

Question mémoire, je tiens plutôt de mon père. Il me suffit de lire le morceau puis de le déchiffrer une fois au clavier pour le connaître par coeur. Ensuite, plus besoin d’y revenir, il s’agit plutôt de se forcer à tout oublier pour tout réinventer à sa manière. L’interprète doit jouer l’histoire d’un autre comme s’il racontait sa propre vie, pour la toute première fois, ou pour la toute dernière avant de mourir, alors qu’en réalité, tout est déjà consigné, tout s’est déjà passé. Un autre, le grand, l’immense compositeur, a tracé le destin de la pièce, nuances comprises, de fortissimo à pianissimo, du hurlement total au silence absolu. Que voulez-vous y faire sinon tout ressasser ?
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La vérité est que l’on perd à tous les coups. Se plier au jeu de l’image et de l’exposition médiatique, c’est se consumer dans la lumière, s’égarer, ne plus reconnaître son image dans le miroir. Refuser les règles, c’est se condamner à la quête solitaire, à l’errance, à l’épuisement ; à force de s’en vouloir d’être passée à côté du succès, on finit par s’assécher, se ratatiner, vieillir avant l’heure.
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Je t’ai vu, ce soir-là, sur la scène du Palais des Beaux-Arts. Je t’ai vu faire ce que tout musicien rêve d’accomplir un jour. Parler à Dieu le Père. Rang F, place 16, j’étais là, je te dis, je t’ai vu faire. Et aussitôt après tu as refermé la portière en me laissant dehors.
J’ai vu ton visage, grand frère, tandis que tu jouais l’Opus 77. C’était le visage du Christ sur sa croix. Souffrance extrême. Extase totale. L’union intime avec la musique, joyeuse et douloureuse. Tu as creusé si profond en toi, grâce à cette partition, que tu as fini par la trouver, cette porte de sortie. Le centre de la terre, voilà par où tu es passé, le noyau de toutes choses, puis tu es ressorti par l’autre côté, aux antipodes.
Je te comprends, va, je te comprends, grand frère. Ce doit être difficile de revenir. Quand bien même il y aurait, quelque part dans un autre hémisphère, ta rouquine de sœur hurlant à la mort. Je comprends que tu sois tenté de rester tout là-bas. Moi-même, si cela m’arrivait un jour… Enfin, je ne sais pas.
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Je suis restée impassible, comme je sais si bien faire, tandis qu’en moi se déversaient tristesse et colère. Alors j’ai su que je ne jouerais pas Funérailles de Liszt, mais une pièce bien plus longue, en quatre mouvements, sans compter la cadence réservée au soliste. Une œuvre écrite pour violon et orchestre, dont je connaissais la transcription au piano par cœur pour l’avoir répétée mille fois avec mon frère.
L’Opus 77.
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INCIPIT
Nous commencerons par un silence.
Mais les minutes de silence, vous savez bien, ne durent jamais soixante secondes pleines, y compris dans le recueillement d’une basilique genevoise, un jour de funérailles. L’impatience a vite fait de surgir, quoique l’assemblée se compose pour l’essentiel de musiciens de l’OSR, par définition respectueux du tempo imposé par leur chef. Cette fois, Claessens n’est pas au pupitre. Il est couché dans son cercueil, devant l’autel, couvé des yeux par un curé pénétré de sa mission. Célébrer l’artiste. Glisser deux ou trois mots sur une possible inspiration divine ; on ne sait jamais, ça ne mange pas de pain, un peu de prosélytisme ne nuira pas au défunt. Quant à sa fille, assise au piano quelques mètres plus loin, elle ne dira probablement rien tellement elle a l’air ailleurs.
Il y a, surplombant mon clavier, nichée dans la pierre, une Vierge à l’Enfant. Son visage tourné vers le vitrail accroche la lumière du jour. Le Christ, poupon joufflu, cheveux bouclés, me fixe de ses yeux d’albâtre, l’air supérieur. Pas moyen de savoir ce qu’il pense; sous la Mère et son Fils, dans ma robe de soie noire un peu trop décolletée pour l’occasion, ma tignasse rousse au-dessus des touches ivoire, je dois sûrement faire mauvais genre, une véritable Marie Madeleine. Je suis venue jouer un air à l’enterrement de mon père. Je n’ai rien trouvé d’autre que d’enfiler la première robe de concert dénichée dans un placard. Là-bas, au deuxième rang, quelqu’un renifle et pleure, à la fin c’est agaçant. Je me sens si étrange, voire étrangère, comme si je donnais un récital à l’autre bout du monde, à Sydney, à Tokyo, encore sonnée par le décalage horaire.
Plus tôt dans la matinée, tandis que l’église était vide de tout spectateur, un accordeur est passé régler le Bösendorfer – c’est en tout cas ce que le prêtre m’a assuré. J’aurais voulu lui dire un mot, causer réglages et mécanique – j’aime tant parler aux facteurs d’instrument, aux techniciens, aux accordeurs. Pas pu ; on m’attendait au funérarium à la même heure.
Il était si fripé, Claessens. Si vieux dans son cercueil. Une momie déjà. Comme si tous les efforts consentis pour préserver sa jeunesse, les crèmes, les implants capillaires, le bistouri, avaient été réduits à rien par la mort et la maladie. Juste avant qu’ils ne referment la bière, j’y ai glissé sa baguette, pensant qu’il serait rassuré de l’avoir, pour pouvoir battre la mesure là où il part, six pieds sous terre, et nulle part ailleurs.
Dans la nef, les musiciens d’orchestre se sont spontanément assis en ordre de concert. La meute, c’est ainsi que Claessens les appelait, prête à vous écharper au moindre signe de faiblesse, n’oublie jamais ça, ma fille. Je n’oublie pas, papa. De soir en soir, lorsqu’il faut jouer un concerto de Rachmaninov, Beethoven ou Mozart, je n’oublie jamais. Cordes aux premiers rangs. Violons à gauche, altos au centre ; à droite les grosses cylindrées, violoncelles, contrebasses. Plus loin la « banda », clarinettes et bassons, flûtes et hautbois, cors, trompettes, trombones, tubas. Enfin, là-bas tout au fond, ceux qu’on ne remarque pas, ou si peu, les percussions, parmi lesquels j’aime tant piocher, après le concert et les autographes, après les mondanités, à New York, Milan ou Berlin, lorsque vient l’heure de rentrer à l’hôtel. Parmi les loups hurlants je prends toujours le plus soumis, le plus insignifiant, et je l’invite à prendre un dernier verre, afin de rendre fous les mâles alpha, de jalousie et de colère.
Ici, en cette basilique, j’en vois plusieurs, parmi les musiciens de l’Orchestre de la Suisse romande sur qui régnait mon père, à s’être vêtus de leur frac des grands soirs. La minute de silence n’est pas encore achevée mais déjà ils veulent presser le tempo, passer à la cérémonie religieuse proprement dite. Je les vois depuis mon clavier, je les vois s’agiter sur leur chaise, croiser puis décroiser les jambes ; je les entends toussoter, faire craquer leurs jointures, se moucher avec plus ou moins de discrétion (il faut dire que nous sommes en hiver ; froide, froide et humide Genève). Sans instrument entre les mains ils ne savent pas quoi faire. Le silence leur est insupportable.
Il leur faudra pourtant m’entendre d’abord.
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- "Si les gens pensent que je suis de glace, c'est parce qu'ils fixent obstinément mon visage, qu'ils trouvent gracieux, harmonieux, et qu'ils oublient de regarder mes mains. Mes mains sont deux braises incandescentes qui s'obstinent à luire quand bien même il ferait froid et noir au-dehors.
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Il n'était plus question d'argent, de célébrité ou de carrière. Face à la mort, ils s'avançaient, chacun à sa manière, plus ou moins sereins, plus ou moins angoissés, leur famille à leur côtés, et tous, invariablement, seuls. (page 228)
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J'ai caressé ses cheveux d'un roux passé. C'était la main d'une mère sur la tête sa fille. Elle regardait toujours dehors. Son visage restait impassible. Ses yeux avaient la couleur du lac. Dehors il s'est mis à pleuvoir. (page 236)
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Je m'appelle Krikorian avait dit le vieil homme au premier jour. J'enseigne l'art du violon. L'art de la vie, peut-être un peu aussi. Mais n'est-ce pas la même chose?
Bien sûr que si.
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Le paradoxe de l'interprétation est que la façon la plus directe de communiquer avec le public est d'oublier son existence.
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