Citations sur Les porteurs d'eau (102)
Se taire n'est pas trahir, c'est rester loyal envers l'autre, plus loyal que se cacher derrière le lyrisme criard.
Dire ou ne pas dire, c'est la question la plus existentielle de ta culture d'origine. Certes, innombrables sont ceux qui, comme toi, préfèrent mentir , pensant éviter le dilemme ; mais au fond d'eux, la question demeure fatidique, et le dilemme, insoluble.
[...] Rina n'a pas quitté votre lit conjugal; et toi, tu n'as pas fermé l’œil de la nuit.
Inquiétante, cette obscurité aveugle. Elle absorbe tous tes repères, t'obligeant à te fier à ta seule mémoire pour retracer le chemin qui te conduira au couloir. Mais ton corps inerte, collé à la couche, abandonne à ton esprit le soin de t'y arracher. Et ton esprit, perdu dans l'ombre de ses propres doutes, erre entre l'éveil et le sommeil.
Tu ne sais donc plus si tu rêves ou si tu penses. Ton grand-père, dans son lyrisme inimitable à l'afghane, t'aurait comparé à cet oiseau de minuit qui, un œil ouvert pour veiller, l'autre fermé pour sommeiller, une aile vers le ciel, l'autre vers la terre, ses pattes ficelées à la seule branche maîtresse de l'arbre où est perché son nid, rêve d'un ailleurs. Pour toi c'est la condition de toute l'humanité.
Lui qui a tant voulu vivre autrement, ailleurs, dans une autre langue, dans un autre temps, sans lien avec ses racines, le voilà planté dans une étrange forêt verte et bleue, comme un vieil arbre coupé et dépouillé, mais dont la souche reste, quoi qu’il en fasse, enterrée dans le sol d’origine. Il est condamné à vivre une même vie, déjà vécue.
(Une double vie ne sert qu'à ça, à vivre heureux tout te temps) Toi, dès demain, tu ne seras pas double, mais triple. Tu seras comme une présence invisible pour ta fille, une absence visible pour ta femme, mais une présence visible, de tout ton corps, pour Nuria.
(p. 279)
« Va maintenant rejoindre Shirine ! Vénère-la ! Aime-la ! Donne-lui du désir, pyâr !
- Mais je ne sais pas comment. (…)
- Tu sais que tu l’aimes ?
- Oui.
- Et tu sais pourquoi tu l’aimes ?
- Maintenant, oui.
- Alors tu sauras comment l’aimer, comment lui donner du désir, comment la faire jouir. Vas-y, elle t’attend »
Ne traverse pas la vallée de l'amour sans avoir un cœur de lion.
Mais les etres humains, qu’ils vivent dans la misère et sous la terreur ou dans la richesse et le bonheur, sont programmés pour mourir un jour. Pas une œuvre d’art. Une œuvre garantit la trace de l’humanité dans l’univers
Elle met tout le soin possible pour que rien ne te fasse défaut. Même sa jeunesse. Elle s’habille et se coiffe toujours comme tu aimais jadis. Il y a quelques jours, remarquant sans doute ton indifférence grandissante à son égard, elle a, Dieu sait comment, trouvé le même parfum que celui qu’elle mettait à Kaboul, dans l’espoir de réveiller en toi le désir d’autrefois. Elle n’a pas compris qu’au contraire, ce qui te manquait c’était justement le manque ; ce manque que toi aussi tu ignorais. Ou que tu fuyais en te réfugiant dans le monde paramnésique, pour tout dupliquer, reproduire tout en absence, et ainsi combler absurdement le manque.
(...) ce français que tu pratiques garde profondément les empreintes théoriques de tes origines" (p. 34)