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Citations sur Les deux étendards (29)

— Le mystique ne tient plus au dogme que par une radicelle infime, qui devient invisible. L’Église ne l’ignore pas, elle surveille de près ces aventuriers de la foi. Elle a condamné bien des mystiques d’un esprit autrement noble que les kyrielles de saints béats dont elle nous rabâche les miracles et les bonnes odeurs. Elle a longtemps tenu en suspicion Ruysbroeck et Suso. Elle a mis Jean de la Croix dans ses prisons, et sainte Thérèse écrivait qu’elle préférerait le savoir entre les mains des Maures, qu’il y trouverait plus de pitié. Ces mystiques se sont inclinés, ils se sont conformés aux ordres des fonctionnaires en théologie, la crainte de l’hétérodoxie a brisé leur élan, interrompu ou déformé leur œuvre. Au moment où ils se disaient définitivement ravis en Dieu, ils étaient réavalés par leur religion. Leur fameuse béatitude, c’est aussi la conciliation de leurs désirs, de leur bonheur – car ce sont des hédonistes, ni plus ni moins que tous les humains – avec les règles de leur catholicisme.

— C’est votre dernier mot ?

— Ah ! Fichtre non. Si nous étudiions d’un peu plus près cette expérience des grands mystiques… Il y a cette unification de leurs forces spirituelles, qu’ils obtiennent artificiellement, contre la multiplicité qui est la vraie vie. Il y a cette passivité de leur moi, qui est pour eux le signe que les paroles intérieures, les visions intellectuelles ne peuvent être que le fait de l’action divine. N’est-ce pas attendrissant pour nous, maintenant que nous connaissons tous nos sous-sols, toutes nos fermentations inconscientes ? Les voies des mystiques sont différentes. Mon cher Ruysbroeck part de la scolastique, Jean de la Croix du lyrisme intellectuel. Chez l’un comme chez l’autre, nous voyons fonctionner le déclic, nous voyons la manœuvre de l’aiguillage sous la main de l’homme. Ils ont entrepris une merveilleuse et héroïque croisière. Qu’en rapportent-ils ? Rien. Jean de la Croix garde le silence sur ses plus hauts états mystiques, « afin, dit-il, que l’on ne croie pas que cette chose n’est pas plus que ce qui s’en exprime. » C’est un souci admirable. Mais Jean de la Croix n’a rien dit. Il n’y avait rien à dire. Additionnez la part du corps, celle de la technique mentale, les influences subies, revécues inconsciemment, toutes les pressions du dogme : que reste-t-il de la connaissance mystique ? Rien, nada.
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— Il lui apparaît, alors qu’il est vivant, seul au milieu d’une quantité de vierges. Il lui semble extrêmement joli, beaucoup plus qu’au naturel. Elle se met à songer au Cantique des Cantiques : « Que mon bien-aimé vienne dans son jardin », ou quelque chose de ce genre ; enfin, c’est d’une naïveté extraordinaire, enfantine. Une telle candeur ne prouve-t-elle point la pureté de cette femme ?

— Je ne mets pas en doute un instant la pureté de cette bonne âme. Mais parlez-moi de la transverbération, de la « petite mort », de l’Hostie mystique, du fer dans les entrailles, des douleurs délicieuses. Il faut être un bedeau pour ne pas reconnaître là une sexualité qui s’ignore, qui s’ignore aussi profondément que vous voudrez, mais qui n’en explose pas moins. Les glossateurs catholiques nous disent que si Thérèse et beaucoup d’autres avaient perçu en elles la plus légère trace de sensualité, leur élan mystique eût été stoppé aussitôt. Mais elles n’en savaient rien. C’est le phénomène classique des substitutions sexuelles. Les curés nous somment d’en fournir des preuves scientifiques. Aimable échappatoire ! Nous jugeons sur les pièces qui nous sont fournies. Elles sont largement suffisantes.
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Tandis que je n’ai jamais pu me visser plus de huit jours dans le crâne les preuves classiques de l’existence du Très-Haut, je ne me fatigue pas de dresser le catalogue des innombrables solutions que trois siècles ont proposées au casse-tête de l’Homme-Dieu ; les adoptianistes pour qui Jésus a reçu l’esprit divin lors de son baptême, mais n’est devenu Dieu qu’après sa résurrection ; les docètes, qui veulent que Jésus soit un corps astral, un fantôme n’appartenant pas à notre monde pondérable ; les aphtartodocètes qui cherchent à écarter l’insoutenable et scandaleuse notion d’un Dieu souffrant, et font un Christ doté d’un corps pareil au nôtre mais jouissant d’une surnaturelle insensibilité ; les origénistes qui ne peuvent pas s’empêcher de nuancer l’égalité du Père et du Fils ; les sahéliens, les subordinationnistes, les ariens qui soutiennent que Jésus n’a été qu’un homme inspiré de Dieu, le plus grand des hommes créés ; les nestoriens qui donnent au Christ deux natures, humaine et divine, mais les séparent totalement et enseignent que l’homme seul est mort sur la croix ; l’évêque Photin qui invente un Verbe à extensions, Raison impersonnelle de Dieu dans la première extension, mais devenant fils de Dieu dans la seconde, pénétrant ainsi l’humanité de Jésus jusqu’à en faire une espèce de Dieu ; les monophysites, qui acceptent la nature humaine du Christ, mais enseignent qu’elle a été absorbée par sa nature divine ; les monothélites qui disent qu’il n’y a eu dans la nature humaine du Christ d’autre volonté que celle de Dieu, que son corps était un instrument du Tout-Puissant…
[...]
Je vois que la Vérité s’est confondue rapidement avec la plus vulgaire politique, qu’elle en a suivi les hasards, qu’il s’en est fallu d’un cheveu, d’un pape plus ou moins couillu, d’un empoisonnement plus ou moins réussi, d’une bataille gagnée, pour que nous devinssions tous ariens ou monophysites ; que la Croix, le Dieu Trinitaire, le Christ consubstantiel au Père ont gagné par la force, par les soldats, l’argent, la police et la censure, ni plus ni moins que tous les conquérants. Je vois le symbole de Nicée, fruit d’une interminable querelle parlementaire, imposé par un déploiement de gendarmes, d’anathèmes et de bûchers. Je vois les plus grands Pères de l’Église, Jérôme, Ambroise, Augustin, sous les traits de polémistes féroces, de fanatiques impitoyables, réclamant toujours davantage de flics, de juges et de prisons pour le service de leur Dieu. Et je n’ai guère lu que des histoires orthodoxes. À quoi bon lire les autres ? Que pourrais-je souhaiter d’y trouver encore ? Je n’oublie pas les martyrs, leur fermeté, leur grandeur, mais je n’oublie pas non plus les martyrs innombrables des autres partis. Combien d’ariens qui se firent égorger pour défendre leur Dieu contre l’idée d’une Incarnation qu’ils jugeaient dégradante, impie ?
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*

16 août. – Plusieurs heures passées avec saint Jean de la Croix, en m’efforçant de le pénétrer davantage encore, de méditer sous sa conduite. Mais tous les fragments de son œuvre, que j’ai le plus admirés quand je les lisais en dilettante, se glacent lorsque je vois leur lien avec le catholicisme. Étrange difficulté que j’ai d’être présent à moi-même. Ou plutôt : irréalité du prétendu « moi » qui veut adhérer au christianisme.

*

17 août. – Je ne tonne plus cette année contre l’animalité des paysans, vivant dans les infectes vapeurs des chaudières à cochons, dans les deux pieds de merde de leurs cours, fiente de volailles, fiente d’hommes et purin macérés. Les autres étés, j’avais une conscience de ma noblesse spirituelle qui rendait plus outrageantes encore ces ignominies, j’étais un roi parmi d’infâmes gorets. Cette année, je suis trop somnolent, trop incertain de toutes choses, et de moi-même d’abord, trop enclin à m’affliger de l’universelle condition humaine. Serait-ce les prodromes de l’affreuse pitié ? Oh ! contre cela, quoi qu’il advînt, je voudrais me défendre.

*

Je repasse dans ma tête tout ce que j’ai lu ou entendu sur les grandes crises religieuses : les déchirements, la tragique solitude, les désespoirs, l’épouvante métaphysique. Non, je ne me retrouve point dans ce romantisme. J’y perçois je ne sais quoi de vagissant, de féminin, de bestial, disons au moins d’élémentaire : le bipède domestiqué est pris de panique en ne retrouvant plus son maître à ses côtés.

Pour moi, j’ai éprouvé aussi la soif et la terreur de l’infini, mais lorsque je prenais mon vol d’oiseau sauvage, au-delà des dogmes et des religions. Maintenant que je suis rivé à cette tâche, au ras du sol, mon âme est sèche et muette. Mes tourments sont ceux d’un désert silencieux. Et si je parviens à y éveiller un sentiment, c’est l’angoisse du joug qui doit m’attendre.

Seigneur ! Seigneur ! que sans m’étudier, me peser davantage, je mette toute ma force à monter vers vous. Ce qui vaut pour les actes les plus terrestres de la volonté, vaut pour le but le plus haut à quoi cette volonté puisse tendre. À quoi que nous aspirions, nous sommes toujours des hommes, il n’est point deux méthodes pour exercer les facultés humaines. Avant de livrer bataille, on ne dissèque pas son âme, on rassemble tout son courage, on fixe l’adversaire avec obstination. Le vainqueur est l’homme d’une seule idée. Le vainqueur est l’homme qui se détermine. Seigneur, il n’est pas possible que vous vous soyez encore éloigné de moi, depuis que je vous cherche avec tant de persévérance ! Ma misérable tête d’homme m’aura soufflé de mauvais conseils. Voici venu le moment de s’arracher à soi-même, le moment des clairons et des hymnes. Un seul instrument, désormais : la prière. Seigneur ! que je ne sois plus qu’un cri continu vers vous, cri d’imploration, cri de confiance, cri du soldat qui se grise. Que je ne sois plus qu’une aspiration véhémente, aveugle, forcenée.

Rien. Du haut des Alpes, je tendrais mes bras et mes clameurs vers l’azur, vers les étoiles, vers les nuages, qu’ils ne seraient pas moins inaccessibles.

*
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— Oui, Plotin le dit à merveille : « Les âmes particulières sont nées de l’Âme première. »

— Et c’est parce que l’homme est de Dieu, que c’est à Dieu qu’il aspire. Il recherche d’abord la connaissance de Dieu. C’est ton état présent, qui est plein de noblesse, qui exige tant de concentration, de courage et de persévérance. Tu vis le désir de Dieu, comme dit Ruysbroeck. On peut avoir, par des mécanismes mentaux ou sentimentaux, l’illusion de connaître Dieu. Mais aucune de nos facultés mortelles ne suffit à cette connaissance : on ne peut y parvenir réellement que par l’amour. C’est sur l’amour que nous serons jugés au jour de notre mort. Il n’y a pas de plus haut but aux puissances de l’âme humaine que l’amour de Dieu. C’est par lui et par lui seul que l’âme enfin rencontre Dieu, qu’elle franchit les espaces vertigineux qui la séparent du Créateur. En Dieu, l’âme possède la vision simultanée de Dieu et de toutes choses de l’univers dans leur unité avec Lui. C’est là, là enfin, que l’âme trouve cet équilibre après quoi elle court. C’est le dernier cercle de l’ordre chrétien. Et crois-moi, pour qui l’a seulement aperçu, tout le reste n’est plus qu’anarchie et incohérence.

— C’est admirable… Mais n’est-ce pas une rêverie surhumaine ?

— Oui, dans la vie mortelle, nous ne pouvons que tendre à cette fusion et cette contemplation divines. Mais y tendre sans cesse, tout est là ; et peut-on avoir d’autre idéal ? L’appel de Dieu infini est semblable à l’appel de l’abîme. Mais celui qui sait y répondre sans frayeur, il atteindra à la mort absolue de son moi en Dieu. C’est bien là l’épanouissement suprême de notre substance éternelle, son extraction parfaite de notre gangue humaine. Nous entrons dans l’incommunicable. Seuls ceux qui ont obéi à cet appel peuvent le décrire et probablement ne peuvent-ils être compris que de ceux qui y ont obéi aussi. Nous sommes aux frontières de l’au-delà, et dans l’au-delà seul peut se réaliser sans doute la mort entière en Dieu. Mais aux plus purs, aux plus saints, qui font de cette mort leur but constant, qui sait si Dieu ne réserve pas d’y atteindre avant même leur mort physique, s’il ne leur dispense pas dès ce monde la conscience infinie de l’être qui a dépouillé sa nature passagère pour renaître dans l’essence de Dieu, dont il a été formé, qui est sa propre essence ?
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De quel métal suis-je donc moi-même pour juger ainsi les autres ? Serais-je seulement fichu de décrire mon fameux étalon de beauté et de vérité ? Ma métaphysique ? Ces étincelles chipées aux lampes des poètes, dont la brûlure m’a fait frissonner, dont l’éclat m’a ébloui un instant ? Quelles raisons profondes as-tu su te donner à toi-même, petit homme, entre tes nuits de quatorze ans où le dernier éveillé, dans l’affreux dortoir de Saint-Chély, tu priais Dieu de te garder jusqu’à la mort ta foi, – quelle foi ! cette frousse de gamin – et le jour de tes dix- sept ans, où dans la même heure tu as quitté le collège et l’Église apostolique et romaine ? Fais donc le bilan sincère de ces immenses études dont tu as brassé voluptueusement les programmes, et vois jusqu’à quel point tu as su les conduire. De Ruysbroeck à Picasso ! Un fier panorama. Qu’en connais-tu ? Est-il seulement un coin qui soit à toi dans ce fabuleux empire ? Qu’as-tu gagné sinon de t’être perdu toi- même, empêtré dans cette forêt vierge de formes et de systèmes ? Si le bourgeois est d’abord le pourceau qui tue son âme et qui vivra l’éternité comme une larve de chenille, parce qu’il est trop stupide ou trop lâche pour en soutenir la pensée, toi qui t’es dit muni de si glorieux flambeaux, qui les as laissés un par un s’éteindre, n’as-tu pas dans la porcherie une place de choix ?
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Le sermon était commencé, et l’église comble, l’assistance masculine surtout – ce Carême étant de la rubrique « conférences pour hommes », genre relevé, où certaines hardiesses de vues, sur les mœurs entre autres, sont admises et même conseillées, où l’on s’adresse en principe à un auditoire raisonnablement cultivé – robustes bourgeois lyonnais aux gros os et aux portefeuilles replets, dignes, volontiers rengorgés, satisfaits d’accomplir leur devoir religieux en même temps qu’un rite distingué, de posséder les vêtements adéquats à ce rite, draps neutres et solides, régates demi-deuil ou carmélite dans des cols importants et bien glacés, de réentendre la consécration de leur valeur et de leurs coffres-forts, sous cette chaire d’où l’on parlait à l’élite.
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Il adore cette jeune fille, je n’en doute plus après ton témoignage. Mais je n’en démords pas : son projet est odieux, c’est un compromis où le curé est destiné à tuer l’homme. Abélard et Héloïse, c’était fort joli, mais Abélard n’avait plus de couilles, ça simplifiait singulièrement la question.
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— Eh bien, reprit-il, veux-tu toujours m’interroger ?
— C’est-à-dire… fit Michel encore tout embrouillé dans de moites et fondantes images, et qui luttait mal contre l’invasion d’une assez nauséeuse tristesse, c’est-à-dire… je chasse des hypothèses. Voyons, c’est une idée qui me passe par la tête : est-ce que tu ne vas pas te faire curé ?
Il y eut un bref silence.
— Oui, reprit Régis… C’est assez curieux, je ne pensais pas qu’on le voyait à ce point. J’entrerai chez les Jésuites après mon service militaire. Mais, ça n’est pas tout… Je m’exprime stupidement. Enfin, tu me comprends. J’ai quelque chose de bien plus grave encore à te dire. J’aime une jeune fille et elle m’aime…
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