Carlos emmène son fils, Jorge, en weekend à la montagne. C'est l'occasion pour lui de se rapprocher de cet enfant qu'il ne voit que rarement depuis sa séparation avec Carmen. Seulement, il n'est pas très simple de créer du lien avec un adolescent de 14 ans… Ce weekend, c'est aussi l'occasion de reprendre sa place de père, et de faire un homme de ce fils un peu bébé, un peu trop gros.
Carmen, elle, se réjouit et s'inquiète à la fois de ce weekend. Carlos a laissé, avant de partir, un manuscrit sur sa table. Une note indique qu'il souhaite juste qu'elle le lise. Dès les premières pages, Carmen est troublée par les éléments sordides qu'il contient, d'autant que cette fiction évoque une réalité, celle de sa rencontre avec ce jeune poète talentueux sans le sou et sans relation. Au fur et à mesure de cette lecture noire et scabreuse, le doute s'insinue en elle : pour quelle raison Carlos lui a-t-il confié ce manuscrit ? S'agit-il d'une revanche sur le passé, d'un avertissement, ou d'une intention ? "Mais pour elle, il n'était pas si facile de continuer à lire : elle en savait trop. Elle en lisait trop, plus que ce qu'il y avait dans la page : elle lisait ce qui n'était pas écrit. Peut-être que c'était ça, l'obstacle : elle cherchait quelque chose entre les lignes et ça l'empêchait de voir ce qu'elle avait sous les yeux."
J'avoue avoir eu vraiment beaucoup de mal avec la première moitié de ce roman, qui mélange pour l'essentiel trois points de vue : celui de Carlos, celui de Carmen, et des passages de "La femme morte", le manuscrit cause de bien des interrogations. L'univers décrit est sordide, avec un intérêt particulier pour tout ce qu'il y a en-dessous de la ceinture, et pas qu'à des fonctions reproductives. Les personnages m'ont paru stéréotypés, engoncés dans un contexte (le loser qui veut faire ses preuves, l'adolescent malhabile, la femme partagée entre assumer ses actes et culpabiliser) qu'ils n'ont visiblement et masochistement pas envie de quitter. L'auteur semble n'avoir aucune compassion ni aucune affection pour ces héros malmenés qui hésitent entre brutalité envers eux-mêmes et les autres, élucubrations répétitives sur des évènements du passé, culpabilisation à outrance, etc… Enfin, des réflexions plus ou moins philosophiques, ésotériques et, grosso-modo, démagogiques, sur les liens entre un auteur et un lecteur viennent ponctuer un texte qui évoque une histoire au point mort. "L'auteur est dans le livre, pas dehors. C'est le livre qui, pour être lu, nous oblige à imaginer qu'il a un auteur. Nous inventons l'auteur comme nous inventons des dieux." Mais si j'interprète bien les intentions de l'auteur (ce dont je ne mettrai pas ma main à couper!), cette première moitié de l'ouvrage sert à planter un décor, un contexte, à donner au lecteur une représentation de l'histoire et des personnages, de façon à pouvoir le surprendre dans la seconde partie du livre.
Puisqu'on en parle, j'ai trouvé cette seconde moitié du livre plus intéressante. le point de vue de Carlos est moins présent ; à la place, on suit un peu les pensées de Jorge. Comme Carmen, je me suis surprise à essayer de lire, entre les lignes, ce qui n'était pas écrit, pour deviner ce qui le serait. le roman sordide tourne au roman noir, pour nous amener à un final fataliste.
Rafael Reig tisse, avec plus ou moins de bonheur, différents thèmes dans cet écrit étrange : la place du père, les illusions sur les autres, les liens auteur-lecteur, l'échec, la fiction et la réalité (qu'un peu de réalité se retrouve dans une fiction, passe, mais l'inverse ?) etc… Au final, on s'apitoie sur ces personnages qui portent malgré eux le masque que d'autres leur ont donné : ils n'arrivent pas à trouver leur place, coincés par ce qu'on attend d'eux, ce qu'ils pensent que les autres attendent d'eux, par ce qu'ils attendent d'eux-mêmes. Dans ce piège des illusions, les fantasmes deviennent un écran de fumée réel qui peine à masquer une réalité pitoyable.
Un roman sombre que j'ai, au final, plutôt apprécié. Je remercie Babelio et les éditions Métailié pour cette lecture.