L'ange et le violoncelle

Sa vie n'est malheureuse ni triste.Sa vie est vide.

Il sait exactement ce qu'elle ressent. Il y a des choses enfouies de l'enfance qui ne passent pas. Qui restent tapies, là, au fond du cœur et de l'âme et qui attendent un événement pour se manifester sans qu'on sache ni pourquoi, ni comment, encore moins pourquoi à ce moment-là. (page 57 ligne 6)

C'est une tache de naissance.
- Je me doutais bien que tu n'étais pas comme les autres. J'ai trouvé un ange. Un petit ange avec une seule aile. Et Joseph prend l'enfant dans ses bras et le serre bien fort. (Fin de la page 46)

L'enfant-chat se rendort. Non sans sourire de contentement. Un sourire pour personne. On appelle ça le sourire de l'ange.
(Fin de la page 23 & début page 24)

Et Joseph sourit. Il n'y a bien qu'Adèle qui arrive à lui faire sortir une blague après une scène d'une telle tension. Il n'y a qu'elle qui puisse assister à ce déploiement de violence sans prendre peur ni remettre en cause la douceur fondamentale de Joseph.

Mais soudain il est pris, emporté par une sorte de tourbillon et une joie incontrôlable.
Ce manège n'est plus alors la métaphore routinière de la vie, mais la cavalcade onirique de deux héros de conte.
Ce n'est plus la répétition de gestes prévisibles, mais une expérience inédite et fabuleuse.
Ce n'est plus un passé qui se prolonge sans surprise, mais un avenir qui s'inaugure sans déterminisme.
Joseph redescend du manège tout tourneboulé et comme ivre de cette révélation.
Jules récupère la petite, et Adèle prend le bras de Joseph.
- Ça va Joseph ?
- Ça va, ça va, murmure Joseph. Je crois même
que ça va très bien...

Et c'est là qu'il voit. Une grande tache plus foncée qui couvre toute l'omoplate et descend jusqu'à la taille.
Comme une aile. Voilà. Exactement comme une aile.
Joseph touche la tache. Elle a la même douceur que la peau du bébé. Il frotte un peu avec la serviette pour s'assurer que ce n'est pas de la saleté. Non. C'est une tache de naissance.
- Je me doutais bien que tu n'étais pas comme les autres. J'ai trouvé un petit ange. Un petit ange avec une seule aile.
Et Joseph prend l'enfant dans ses bras et le serre bien fort.

Joseph ouvre la couche. Joseph referme immédiatement la couche.
- Merde, t'es une fille.
La petite fille ne dit rien, il n'y a rien à dire.
- C'était pas prévu, lui explique Joseph, que tu sois une fille. Moi je croyais que t'étais un garçon.
La petite fille le fixe intensément.
- Tu vas me dire que rien n'était prévu dans cette histoire. Et qu'au point où on en est...
La petite fille sourit. Elle a l'air d'accord.

C'est à ce moment-là que la petite se met à rire pour la première fois, sans doute chatouillée par les grosses mains rugueuses de Joseph sur ses petits pieds en l'air.
Un rire cristallin. Et ce rire prend Joseph, le contamine, l'attrape et le submerge. Alors Joseph part lui aussi d'un grand éclat sonore qu'il contrôle mal. Adèle le prolonge du sien, aigu, comme des trilles de merle. Dans ce petit bureau, la félicité soudain s'envole et transfigure ce banal apprentissage du change en moment de grâce.
« Cette enfant est la joie », songe Joseph. Cela est tout. Cela suffit.

Il regagne son bureau,range, classe, trie, enregistre, fait ce qu'il a à faire, ce qui justifie son salaire. Puis il arpente l'immense capharnaüm de long en large. Cette caverne d'Ali Baba. Ces empilements d'objets oubliés, ces choses qui prolifèrent partout. Qui le contemplent de toute leur hauteur, leur instabilité, et l'interrogent. Ces manteaux, ces ballons, ces instruments, ces ordinateurs, ces bijoux, ces livres, ces vélos. Pourquoi les gens ont-ils tant à perdre ? Et s'ils peuvent perdre autant, sans chercher à remettre la main dessus, à quoi tiennent-ils donc ? A peu, en somme. A très peu, si on pense bien. Et cela vaut pour lui-aussi. Joseph considère comme précieuses et indispensables très peu de choses.