Normal People c'est quelque chose entre Dawson et Fifty Shades et j'ai aimé ce livre et la série TV, et c'est une litote. Et j'ai aimé Marianne, passionnément. Pourtant j'aime les critiques négatives de ceux qui ne l'ont pas aimé, plus originales, plus vraies que "Connell et Marianne. Moi, je les ai trouvés émouvants, poignants. Sensuels. Incandescents." Mais je dirai aussi que le livre est délicat, intense, troublant. Beaucoup l'ont dit. C'est moi qui ajoute troublant. Très troublant même.
En ce mois de février de cette année-là c'est la guerre dans le monde, qu'on redécouvre, énorme, terrible, oubliée, et c'est l'amour dans ce livre que je découvre, énorme et terrible aussi, oublié aussi. Et finalement il n'y a que ça au monde et dans les livres, l'amour et la guerre, il n'y a toujours eu que ça, depuis Homère.
La construction est elliptique, stroboscopique, dix-huit moments de vie de deux jeunes gens choisis dans leurs quatre années de liaison chaotique, images fixes donnant l'illusion d'un flux continu, dont les vides et l'implicite sont très parlants, comme ça l'est aussi pour nos propres vies et mémoires.
Une langue pure, sèche, nécessaire, neutre comme celle d'une
Yasmina Reza ou d'un
Modiano, sans gras, sans flou, sans bavardages ni digressions, sans autosatisfaction stylistique, sans usurpation du premier rôle, effacée et respectueuse de l'histoire et des personnages.
Un mariage d'amour du récit et des dialogues dans un monde où les paroles sont des gestes et les gestes des paroles et dans un texte fluide sans ponctuation cassante et sans signaux sous-estimant et infantilisant le lecteur.
Un peu de contexte géographique, l'Irlande et Dublin, peu, de contexte social, l'écart entre les mondes des deux amoureux, peu, de contexte politique, Snowden et la NSA, le travail et l'argent, peu, comme si rien ou presque rien ne devait distraire le lecteur de la relation amoureuse en question.
Peu d'action, très peu d'action, et c'est tant mieux tellement les
romans d'aventure et les films d'actions sont saoulants et incohérents. Nous sommes normaux nous voulons des histoires normales et des personnages normaux.
Un peu de personnages autour de Connell et Marianne, peu, et peu dessinés, juste esquissés, schématisés, une sorte de décor sans importance. Sommairement gentils : Karen et Joanna, les bonnes copines de Marianne, petites, grosses et gay, Lorraine, la mère de Connell, solide et brave, comme sa famille, Niall, le bon copain de Connell. le reste ce sont des filles garces et sexy, des garçons bourrins de la campagne, des types riches et tordus de la ville et la famille méchante de Marianne. Mais tout ça « normalement » brave, gentil, garce, méchant et tordu, cette normalité attirant Marianne et Connell comme un Paradis perdu.
Marianne c'est Sally Roony, l'auteur, évidemment, avec toute sa richesse, son vécu, sa complexité, sa candeur, son intelligence. Parfaitement réelle, charnelle, crédible, authentique et belle. Connell c'est un con. Quand on croise une Marianne et qu'elle vous aime on ne passe pas 4 ans et 266 pages à la blesser, à la quitter, à pleurnicher, à déprimer, à revenir, à repartir, à finalement barrer à New-York pour un master d'écriture à la con. Même si elle a renoncé à le suivre. Même si tout aurait continué à foirer s'il était resté. Et puis Connell le surdoué, le créatif, le talentueux, on ne lit rien de créatif et de talentueux dans ses textes et ses paroles tout au long du livre, c'est con...
Et pourtant Connell le bidon, Connell le lâche, qui a honte de Marianne la bizarre du lycée, qui ne la défend pas contre ses copains ivrognes et beaufs, qui la laisse s'enfoncer avec des tordus en fac à Trinity et en Érasmus en Suède, qui ne comprend rien, c'est peut-être tout le monde, tous les garçons, tous les hommes, que
Musset qualifiait de « menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels ».
Et pourtant Marianne qui n'y croit pas, qui n'y croit plus, qui ne comprend plus rien, qui souffre, se livre, s'expose, s'humilie et se dégrade sans foi ni loi c'est peut-être tout le monde aussi, toutes les filles, toutes les femmes, « perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées » selon
Musset encore.
Et pourtant
Normal People nous fait attendre et passionnément désirer les moments de retrouvailles des jeunes amants qui réaffirment comme
Musset toujours qu' « il y a au monde une chose sainte et sublime, c'est l'union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux ».
Sauf que ça ne dure pas, que c'est impossible, ou plutôt qu'il est impossible que ça dure. Pourquoi ça foire ? Comment ? Quand ? Où ?
Sally Rooney ne le dit pas, ne le sait pas, personne ne le sait. On voit des obstacles, on revoit des barrages, des épines, mais voit-on les vrais obstacles ? Était-ce les vrais barrages, les vraies épines ? Sa romance finit mal, sans happy end en tout cas, ce n'est pas La Demoiselle d'Avignon, faut pas rêver, il n'y aura pas de saison 2...
Comme si
Sally Rooney avait posé sur sa table une Marianne, ange malmené et sensible à haut quotient intellectuel, et un Connell, sportif brave et fragile mais pas très finaud, sur son papier, sur une nappe normale où ils devaient exposer, risquer et soumettre leur différence, comme si elle les avait laissé évoluer, s'agiter, se rapprocher, s'éloigner, au gré des hasards et des malentendus, comment elle si ne savait pas trop pourquoi ils évoluaient comme ça. L'absence de jugements et de réponses est une des autres qualités de ce roman. le monde est comme ça, c'est la vie, c'est pas grave, semble dire Marianne dans sa dernière phrase « Tu devrais partir, Je serai toujours là. Tu le sais. ». Les questions sont pourtant essentielles et lourdes. Marianne et Connell ont connu quelque chose, fugitivement, mais qui « sera toujours là », qui les a changés, qui les protégera peut-être. Quelque chose qui fait que « ce n'est pas pareil avec les autres », qui fait qu'on peut se dire des choses qu'on ne dit pas aux autres, nu dans la communication comme dans l'amour. Mais les autres ? Ceux qui n'ont rien connu ? Sans cette chose il n'y a pas grand-chose. Les vantardises et les nudes des bourrins du lycée. Les pratiques sadiques de l'étudiant Jamie et du photographe Lukas. La vénalité et les plans à trois de la copine Peggy. Les violences et le mépris de la famille de Marianne. L'alcool et la cocaïne. Sans parler des mille et un gadgets et scénarios sado-maso permettant de s'éclater en abaissant et dégradant un partenaire, en s'abaissant et en se dégradant. Sans parler de toute la panoplie des habitudes et des outils des adeptes du kinky sex abondamment, ingénument et innocemment détaillée dans les magazines féminins, les sites de bien-être, les pages de coaching sexuel et les videos d'influenceurs, en un mot dans la nouvelle littérature de la génération Y des digital natives qui n'a lu que des mangas, qui n'a vu que des jeux de gamers, qui n'a entendu les chansons d'amour de Piaf que pour en rire et s'en moquer en karaoké. Quand on ne peut ni ne sait se dépasser et se fondre délicieusement et tendrement dans l'autre et avec l'autre on transgresse et on jouit comme on peut, avec la ceinture ou les menottes ou les deux...
Le succès du roman et de la série TV tient autant au fait que Sally Ronney coche, sans doute involontairement, toute les cases de la bien-pensance et de l'air du temps (portrait d'une époque et d'une génération, celle des millennials, nostalgie des angoisses de l'adolescence, scènes de sexe, souci du consentement, présence des minorités gay et de couleur, surtout dans la série TV où la psycho et le photographe suédois sont noirs, enfance maltraitée conduisant à la soumission et au SM, au grand dam des communautés BDSM qui ont protesté avec virulence, douce désillusion et anti romance, capitalisme coupable, texte et langue faciles) qu'au fait que la si jolie première fois entre Marianne et Connell et l'amour infini de la jeune fille pour le jeune homme contrastent violemment avec les images de Marianne volontairement soumise, attachée, giflée, frappée, étranglée, insultée par ses amants Jamie et Lukas. Et ce contraste chez la jeune fille entre les deux temps et aspects de sa vie est d'autant plus troublant, fascinant, puissant, sombre, vénéneux, toxique qu'il est possible, crédible, logique, pertinent, réaliste et certainement courant et répandu...