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Critique de Erik35


Erik35
30 septembre 2018
CHARIVARI AU TARI-BARI

Mais quel est donc cet homme étrange, un peu rude, toujours poli quoi que peu loquace, que le narrateur de cette confession croise régulièrement dans son bistrot préféré, le "Tari-Bari", lieu essentiellement fréquenté par des émigrés russes qui ont fuit la révolution bolchevique pour se retrouver, de jour comme de nuit, dans ce rade parisien où le temps semble s'être aussi bien arrêté que la vieille horloge qui y trône ? Bien que l'observant de tout son talent d'écrivain - on devine que c'est un double de l'auteur qui assistera à cette nuit pour le moins surprenante - le narrateur n'en aurait sans doute rien appris s'il ne s'était retrouvé assis à côté, ce soir-là, de deux piliers de comptoir russes évoquant l'homme mystère en le qualifiant d'assassin ! Qu'ils s'exprimassent en russe ne fit qu'accroître leur étonnement de voir notre témoin afficher sa surprise - le narrateur, en imposteur amateur, ayant tout fait jusqu'à cette soirée pour qu'on ne le pense pas russophone -. Un seul ne le fut point, étonné. C'est cet homme effacé, un rien lugubre qui, en quelques mots dressa le portrait exact du futur chroniqueur de l'édifiante histoire à venir. Comment, sans que ce dernier lui-ai seulement jamais dit plus de trois mots, comment l'homme pouvait-il en savoir autant sur lui ? C'est une des choses qu'il avait à expliquer, et qu'il fera tout au long de cette longue nuit au cours de laquelle il racontera comment un jeune garçon du fin fond de la Russie blanche, fils d'un modeste bûcheron, se retrouvera, quelques décennies plus tard, dans ce café parisien.

Tout débuta donc pour lui dans les sombres forêts russes, propriétés récentes du Prince Krapotkine. Par ennui, par goût pour la luxure et sans doute aussi pour répondre à une amourette du moment, celui-ci séduisit une charmante jeune épouse de simple condition, mariée à un bûcheron débonnaire mais naïf, et la pratiqua si régulièrement qu'il finit par l'abandonner, grosse... Ce n'est que plus tard que la vérité éclata, fatalement pour le père abusé, provoquant un trouble dont le jeune garçon ne se départira jamais : il était donc fils de prince et c'est ainsi que lui, Semjon Golubtschik au patronyme tellement grotesque (son nom signifie en effet "petit pigeon" en russe !) finirait par récupérer le seul nom qu'il se sent en droit de porter, celui de son vrai géniteur, le prince. Bien entendu, rien ne se passera comme attendu. À Odessa où réside Krapotkine, le jeune Semjon se rendra définitivement ridicule aux yeux du "grand homme", lequel d'ailleurs ne comprend pas cette demande, ce dernier ayant toujours assuré les besoins financiers de sa mère et le coût des études de son rejeton bâtard. Mais le ver est dans le fruit, d'autant qu'un étrange petit personnage se faisant passer pour un négociant - mais dont on apprendra qu'il travaille pour la police secrète du Tsar - semble devoir le pousser, tel un mauvais petit diable, vers la monomanie et les vices inassumés de l'encore bien jeune Semjon. Ce dernier va, à son tour, devenir un imposteur rétribué par l'état puisqu'il va rejoindre, sur un coup de tête et par provocation, les rangs de cette même police, la fameuse et sulfureuse Okhrana. de là, il va pouvoir fomenter sa vengeance, principalement à l'encontre du fils du prince mais qui n'est qu'un rejeton adopté - ce qui révulse encore plus notre futur meurtrier - cet enfant étant celui de son épouse jadis mise enceinte par un noble français. On va ainsi suivre Semjon à travers la Russie tsariste d'abord, et à St Petersbourg en particulier où il a pour mission de surveiller un couturier français et sa douzaine de cocottes venus présenter à la cour impériale la mode française. Il va cependant avoir la très mauvaise idée de tomber amoureux de l'une de ces jeunes modistes - ce qui ne sera pas sans lui jouer de mauvais tours - mais un coup du sort (pourtant très défavorable à sa carrière) lié à une jalousie maladive et au fils honni va lui permettre de retrouver cette jeune femme à Paris où il est envoyé pour espionner les agissements des russes défavorables au pouvoir tsariste. Là, les événements vont s'enchaîner quasi diaboliquement et c'est presque logiquement qu'il va en arriver à accomplir ce qu'il pensait alors être un double meurtre (strictement passionnel, faut-il le préciser ?)...

Comme presque toujours dans ses romans, Joseph Roth s'amuse à perdre le lecteur, à lui faire prendre des vessies pour des lanternes. Bien qu'il s'agisse ici du roman d'un imposture, représentée par l'existence presque entière de cet homme, l'auteur oeuvre tant et si bien en ce sens qu'on finit par oublier que, à des degrés et pour des raisons diverses, la plupart des autres protagonistes de cette histoire rocambolesque mais tragique sont eux-mêmes des imposteurs : le fils du prince qui ne l'est que par adoption et qui, pour couronner le tout, est proche des milieux activistes luttant contre l'absolutisme tsariste ! La jeune modiste qui se fait passer pour une demoiselle sortie du ruisseau à la force de son travail alors qu'elle est la fille d'un tailleur reconnu sur la place de Paris et que dire de ce négociant, ce Lakatos, se faisant passer pour un homme d'affaire hongrois mais qui semble en réalité tout à fait russe et aux fonctions bien plus troubles que prétendues. Et en matière d'imposture, l'auteur lui-même en connaissait un rayon, qui fit longtemps croire à son entourage qu'il avait été officier de l'armée austro-hongroise puis fait prisonnier durant la Grande Guerre" tandis qu'il avait été simple volontaire, versé dans les bureaux aux services de l'information de l'armée... Il n'y a guère que ce couple de juifs russes (un frère et sa soeur, d'une pureté d'âme sans égal) réfugiés à Paris après un attentat manqué qui semblent n'être autre que ce qu'ils sont vraiment aux yeux du monde. Ils seront les seuls à périr "pour de vrai" dans cette histoire aux ramifications parfois monstrueuses bien que s'en tenant presque entièrement à la sphère privée (du moins, là aussi, dans les apparences. On y sent pourtant bien que le maelström politique et militaire de l'époque n'attend qu'une étincelle pour prendre feu, exploser), en ces années où le monde prenait une tournure aussi inattendu que violent. C'est par la faute du "petit pigeon" que ces deux purs vont perdre la vie.
Est-ce à dire que seuls les imposteurs, les menteurs, les trafiquants de mémoire et d'identité parviendraient à survivre dans ce monde en plein bouleversement qu'est celui des derniers jours de la "belle-époque" ? La guerre n'offrira d'ailleurs même pas la rémission des péchés à notre assassin manqué (comme on s'en apercevra vers la fin de cette étrange et sordide confession), lequel courra tout le conflit durant après les bombes et les balles sans jamais obtenir satisfaction. L'expiation par la mort dans cette geste tout à la fois sublimante et abominable que fut la première guerre mondiale lui est interdite. Sans doute fallait-il que sa honte soit bue jusqu'à la lie et qu'il sache que le seul acte un tant soit peu courageux (grotesque et désespéré, certes, mais courageux) qu'il avait pensé accomplir avait été totalement vain, infructueux ! Et l'auteur de nous proposer, dans le même temps, un grand roman de l'exil, mais d'un exil avant tout intérieur, celui de l'impossibilité pour cet être néfaste et malheureux de connaître le moindre point d'ancrage intime - lui qui ne se reconnait pas comme le fils du bûcheron mais qui ne sera jamais reconnu pour celui du prince - et c'est en pénible victime de ses obsessions et de ses mensonges passés tout autant que des impostures du monde qui l'entoure que l'auteur, désormais dépositaire de ce lourd secret quitte la scène au point d'avouer ne plus jamais avoir pu remettre les pieds dans ce bar qu'il affectionnait pourtant, incapable d'y entendre d'autres "racontars" (la traduction en français du nom de ce café, "Tari-Bari"), au point même de quitter, tel un oiseau migrateur la branche où il faisait halte, l'hôtel où il avait jusque-là posé ses bagages : L'hôtel des Quatre-Vents...

Un bizarre petit roman, écrit dans les dernières années de vie, parisiennes, du romancier autrichien, lequel nous embarque dans un véritable roman russe - c'est d'ailleurs ainsi que son éternel ami Stefan Zweig le lisait -, magnifique d'équilibre entre sa période d'apprentissage en Russie et celle des déconvenues et des trahisons à Paris. Roman «d'une fripouille à une période révolue» ainsi que le résume son préfacier et traducteur Pierre Deshusses, expliquant ainsi que les mots "damals" ("en ce temps-là") et "Schurke" ("fripouille", "canaille") reviennent continuellement sous la plume de l'auteur, à la manière d'un leitmotiv, d'une respiration, d'une manie de langage. Cette confession nous emmène vers les horizons les moins avouables, les plus pénibles et assurément sombres de l'âme humaine - même si l'ironique Joseph Roth ne reste jamais tout à fait en retrait, ici comme dans la plupart de ses textes - et laisse, une fois terminée, un goût des plus amers quant à notre condition d'être social si facilement porté vers ses plus honteux et lâches penchants. Un roman moins "essentiel" (encore faudrait-il s'entendre sur le mot) que le Poids de la Grâce, La Marche de Radetzky ou La crypte des Capucins, sans doute, mais il ne faut pas s'y tromper : les récits de Joseph Roth continuent à vous hanter longtemps après que vous les ayez lu. Celui-ci ne fait pas exception à cette règle, et c'est aussi pour cela qu'on y revient sans cesse !
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