Quitter son père et sa mère, c'est un jour les voir mourir. Etre quitté par ses enfants, c'est les voir vivre.
Je dors gelée dans un hôtel délabré à Cuzco, emmitouflée dans des pulls en laine de lama acheté sur un terrain vague à une vieille femme au regard corbeau.
Même si notre conflit à toi et moi ne sera pas fait du même bois, chacun son lien, chacun son récit, tu porteras forcément mes blessures, mes attentes et mes tensions, les mélangeant à celles de ton père pour construire ta souche au sixième rang de cette lignée, et tout ce que j’aurai essayé de faire différemment, plus à l’écoute plus présente moins conventionnelle plus valorisante, n’y changera rien. On abîme toujours d’autres passés en voulant réparer le sien.
Pendant que chaque minute écoulée martelait ma poitrine, je m’étais souvenue que le mot parent avait la même étymologie que le mot séparation. Pire. Le mot parent était inclus dans le mot séparation. Tous les deux venaient du latin parer qui signifiait mettre au monde. Avec le préfixe “se” marquant la coupure, la se-paration impliquait la coupure avec ceux qui ont mis au monde. Une injonction originelle inscrite au cœur même de ma fonction, petite piqûre de rappel.
D'une génération à une autre, le passé nous prend en otage. A notre insu, des fantômes se penchent sur notre épaule et nous chuchotent des mots et des pas, des cris et des fuites, qui ne nous appartiennent pas. Quelle manière d'aimer, de t'exprimer, de réfléchir, de t'énerver, de jouer, de rire t'ai-je léguée, alourdie par le souffle invisible de tes aïeules ?
Mais comment la gamine de vingt trois ans qui pose avec ton père sur sa photo de mariage peut elle se réveiller ce matin dans la peau d’une femme de quarante-trois ans, sans homme et sans enfant ?