Je ne vois pas ce qui est laid, la disgrâce matérielle glisse sur moi, je ne m'y arrête pas.
[omocha, jouet]
Mon salon est un terrain de souvenirs.
Sur les étagères, le canapé, la table basse, cohabitent train électrique, kokeshis anciennes, boîtes à musique, peluches.
Ces jouets sont ceux du passé, je n’en ai acheté aucun.
Ils m’appartenaient, appartenaient à ma sœur, à mes parents.
Tous gardent trace de récits oniriques, de doigts enfiévrés, de corps en mouvement. J’ai tout gardé. Seki voulait tout jeter. J’ai tout gardé.
[chikara, force]
Il a gelé cette nuit.
L’étang du jardin public est une glace dépolie sous laquelle résistent des algues. Sous laquelle fraient peut-être des carpes plus fortes que le froid. J’aime à le croire en cet après-midi de semaine sans enfants jouant sur le tas de sable.
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On me proclamait enfant précoce, on me promettait un destin. Peut-être pensais-je, à l’époque, que j’en aurais un.
Aujourd’hui, je regarde le monde en proximité. Je regarde les autres faire ce que je ne fais pas, ce que je ne fais plus. Voilà.
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Yoka – temps libre
Je ne remplis guère mon temps vacant.
Le plus souvent, j’observe le monde en proximité. Je n’agis pas sur lui, n’essaie pas de le modifier. Pas l’envie, la volonté de ça. Je laisse aller. Un ballottement infime, un doux roulis. Gentil bercement quotidien, de gauche à droite, sur l’assise qui m’accueille. Et puis je sais que d’autres se chargeront des affaires du monde. Que d’autres y trouveront des passions. Autant leur faire plaisir donc. Je n’ai jamais été égoïste.
J'aime cette absence au monde que procure le sommeil, cette parenthèse horizontale. Les corps flottant sous mes paupières avant l'endormissement. La lune en veilleuse. Si je pouvais hiberner.
[negai, vœu le plus cher]
Un jour, alors que nous allions pique-niquer pour fêter Hanami, grand-mère m’offrit un Daruma. Suivant la tradition, je dessinai en noir une première pupille sur cette figure de papier mâché et fis le vœu de voir à nouveau sur le visage de ma grande sœur le sourire plein d’Okame.
Le Daruma est aujourd’hui sur ma table de nuit. Toujours malvoyant.
Mon souhait s’est perdu dans le vent des cyclones et les ondées d’orage.
[warabi, fougère]
Parfois, en pensée, une femme à l’allure botticellienne s’invite dans mon lit. Je me vois alors lui caressant le sexe, les seins, l’ondulé de ses cheveux d’ambre. Je lui raconte l’école en bas. La nuit dans l’école en bas, Les murs aux poèmes, aux dessins assoupis.
Je lui dis mon corps qui se tend pour elle. Ses beaux yeux vert fougère, son odeur de sauge, ses ongles comme de petits coquillages polis.
Et elle fond ma bienheureuse, dans le chaud obscur de ma couche.
Ces jouets sont ceux du passé, Je n'en ai acheté aucun. (...)
J'ai tout gardé. Seki voulait tout jeter. J'ai tout gardé.
Dans ton jardin secret, n'oublie pas un carré pour les mauvaises herbes.