Plutôt que de t'écrire, je préférerais des heures durant te raconter mes bonheurs de lecture, ma joie devant la fulgurante précision physique des détails que tu saisis, ma sensation d'être avec toi là-bas, ailleurs dans un univers de mythes qui a nom Russie. (...)
Mais tu n'étais pas satisfait. Tu as balayé d'un revers impérieux de la main "Anna, Guerre et Paix", trente ans de travail. Et moi, je suis née dans l'ère du soupçon. Le temps est mort, Liova, où nous aurions pu être heureux. Nous portons la nostalgie d'une écriture impossible, d'une écriture défaite.
En hiver, la peur est solide, compacte, lourde. En été, la vie fourmille dans les fissures, l'herbe pousse, pousse. Les arbres chantent à tue-tête. Depuis ce matin, les merles sont fous. Les mots me viennent comme une eau rare et acide dans la gorge mais chacun m'apporte la nostalgie du chant fou, du chant libre, échevelé et victorieux du merle qui s'égosille en ce moment sous ma fenêtre. Je t'écris à toi, Léon Tolstoï, parce que, souvent, tu as chanté comme un merle.
La mort, on en parle quand elle n’est pas là. On se tait en sa présence.
[...] il m'a été difficile de découvrir, que, même auprès de l'homme que l'on aime et qui vous aime, le bonheur ne se partage pas, qu'il n'est pas contagieux. Pire. Que la vision de quelqu'un d'heureux accroît le malheur de celui qui ne l'est pas.
Chacun cache son mort à l'hôpital avec, pour dernier lit, la chambre froide au lieu de celle où il a vécu, dormi, fait l'amour ou crié de colère.
Je mets peut être plus d'idéalisme à faire du repas un acte d'amour qu'à croire à l'utilité des ateliers que j'anime.
Je n'aime pas la mer. Il y a bien assez de terreurs dans l'existence pour s'infliger la vue de cet immense liquide engloutisseur, je ne parle même pas de m'y aventurer.