Citations sur Comme un moineau (21)
Je savais qui il était, mais je ne lui avais jamais adressé la parole. Il m’effrayait et me fascinait à parts égales. Il semblait aussi épanoui et sûr de lui que j’étais craintive et timide.
Je n’avais jamais vu les dessins animés dont ils se racontaient les derniers épisodes à la récré. Je possédais peu de jouets, et, de toute façon, jamais ceux à la mode. Quand on me parlait, je fouillais ma mémoire pour retrouver un passage de livre similaire au contexte, cherchant désespérément à deviner quelle réaction on attendait de moi. Si rien ne me venait, je demeurais muette.
Toutes les nationalités se côtoyaient au square, dans un tintamarre de cris enfantins et d’aboiements de bâtards attachés aux bancs, qui rêvaient de poursuivre leurs petits maîtres sur le toboggan. Je sentais bien que les réprimandes trahissaient l’amour des mères, les gosses se réfugiaient spontanément dans leurs jupes au moindre bobo.
Chaque grossièreté me fait grimacer, je n’ai jamais réussi à m’y habituer, à comprendre pourquoi des gens qui ont la chance d’être entourés de personnes qui leur parlent se sentent obligés d’émailler leurs discours de vulgarité et d’insultes.
Dans nos quartiers, la vie ne vaut rien, et peut s’éteindre pour une broutille, un mot maladroit, un regard trop appuyé. Le vieux prend son mal en patience. Des portables vibrent avec hargne, bipent et sonnent un peu partout, des voix irritées aboient en réponse, engueulent copieusement leurs interlocuteurs.
J’étais tellement persuadée que la vie c’était ça, que mes camarades de classe vivaient de la même façon. Pendant longtemps, je n’ai disposé d’aucun point de comparaison.
Je me suis toujours débrouillée pour ne pas la déranger, rester invisible. Mon physique d’adolescente reflétait mon enfance, il en était la conséquence logique. Je ne me trouvais ni belle ni laide, de taille moyenne, mon visage me semblait quelconque, avec des cheveux roux comme unique signe distinctif.
Je maudis ce grand vide de mon enfance, ma mémoire défaillante, les ténèbres qui recouvrent ces premières années. Je me souviens de mon premier livre, une histoire de lapins perdus dans la forêt ; mais pas de maman à cette époque.
Sauf que la notion de perfection pour ma mère se résumait surtout à « sois sage, ne fais pas de bruit, ne me dérange pas, pour que je puisse prétendre que tu n’existes pas, comme si tout ça n’avait jamais eu lieu ». Je n’étais pas contrariante, je me suis comportée comme elle le désirait.
Il paraît que mon géniteur est parti tellement vite après avoir séduit ma mère que son sperme n’avait pas encore séché sur les draps de l’hôtel miteux où il l’avait entraînée. Sans adresse, sans numéro de téléphone, sans même une identité, elle ne disposait, soutient-elle, d’aucun moyen de le joindre pour lui annoncer sa grossesse.
Plus je grandissais, moins elle communiquait. Quand la plupart des enfants rêvent d’autonomie, de conquérir des privilèges, moi, je rêvais d’activités avec elle.