Lorsque Titine a annoncé le programme du Mois Américain 2021, j'ai pensé ne pas pouvoir participer à la thématique de ce jour -"la figure du cow-boy"-, faute de titre idoine sur ma PAL, jusqu'à qu'elle évoque, comme éligible à cette catégorie, "
Le pouvoir du chien", qui était bien sur mes étagères, mais dont j'ignorais tout du sujet.
Et de cow-boy, il est en effet bien question ici, même si
Thomas Savage dépasse le cliché qui le définit comme un être solitaire, rustre et viril… C'est d'ailleurs plus précisément avec deux cow-boys que "
Le pouvoir du chien" nous permet de faire connaissance. Les frères Burbank -Phil et George, son cadet de deux ans- sont copropriétaires du plus gros ranch de la vallée, bâti par leurs parents, qui suite à leurs relations conflictuelles avec leur fils aîné, ont préféré s'expatrier à Salt Lake City, où ils coulent une paisible et confortable retraite dans une suite du meilleur hôtel de la ville. Les vieux Burbank ont toujours été différents des autres ranchers, pas les plus riches, mais les plus cultivés, et les mieux introduits dans les sphères politiques ou économiques de la région. Des personnes raffinées, préférant la lecture et la réflexion au whisky…
Phil et George sont même allés à l'université. Pourtant, si le premier y a brillé par son intelligence et sa réussite, il aime afficher une certaine rusticité, se tenant mal à table ou changeant rarement ses vêtements de fermier sales et usés, davantage par conviction que par éducation ou culture. Car il méprise plus que tout le snobisme, l'hypocrisie et la vénalité des gens de la haute. Frontal, peu amène, brutal, volontiers moqueur voire cinglant, il est cependant très apprécié de ses employés, car c'est un patron dur au mal, qui n'a pas peur de se salir les mains et qui ne fait pas de manière.
Mais Phil est aussi un homme pétri de contradictions. S'il méprise les snobs, il possède néanmoins une certaine conscience de classe, puisqu'il estime que si l'on se marie, c'est avec une personne de son propre milieu. de même, son comportement abruptement pragmatique ne l'empêche pas de faire parfois preuve d'une surprenante imagination : au-delà d'une forme d'instinct lui permettant de deviner le passage discret ou la présence camouflée des animaux, il est persuadé de voir dans les formes de la végétation des images surnaturelles, tel ce chien qui court sur les flancs de la colline qui surplombe le domaine des Burbank. Il y a enfin, chez ce personnage complexe, quelque chose de cruel, et comme d'invincible, qui pousse le lecteur à se demander ce que cache son mépris haineux…
Son frère George est quant à lui discret et paisible. C'est un homme convenable et dépourvu d'humour, qui abhorre la méchanceté. Bien que sensible, son laconisme en impose, et il est le garant de la routine qui régit le ranch, notamment grâce à sa fantastique mémoire. Il a pourtant raté ses études… bref tout oppose les deux frères, même leur physique : Phil est sec, élancé, alors que George est râblé et pataud. Ils sont pourtant inséparables, ayant tout de même comme point commun d'être célibataires. Et puis George semble être le seul à pouvoir afficher face à la morgue agressive de son frère une sorte de placidité naturelle. Ils gèrent conjointement le ranch depuis vingt-cinq ans, complémentaires et indissociables, emmenant leurs bêtes chaque automne au parc à bestiaux de Beech, la bourgade voisine, où leurs hommes rompent alors l'abstinence des longs derniers mois avec les filles du saloon, quand ils ne sont pas trop ivres pour monter les escaliers menant à leurs chambres.
N'évoquant jamais leurs sentiments, les deux frères, tacitement proches, coulent des jours tranquilles au gré d'une mécanique bien huilée. Jusqu'au jour où George se marie… et le comble, c'est qu'il le fait non seulement en catimini, mais surtout avec Rose Gordon, veuve d'un docteur que Phil avait humilié lors d'une virée au saloon, et mère d'une "chochotte" d'adolescent pour lequel il éprouve un insondable dégoût. L'arrivée de Rose annonce la fin du monde tel que Phil le connaissait. Il affiche envers sa nouvelle belle-soeur une hostilité mutique, méprisante, lui faisant subir un harcèlement discret mais accablant. Rose, courageuse, gentille et droite, ne se départit jamais de son éternel sourire, reconnaissante envers George, éprouvant de la tendresse pour cet homme bon, mais l'atmosphère de plomb et d'angoisse qu'installe l'attitude de Phil à son égard a bientôt raison de son optimisme et de sa sérénité…
Peter, son fils, est un adolescent doué mais solitaire et contemplatif, que ses manières efféminées ont toujours exclu des groupes de garçons. Et pourtant, dans ce Far West dont le culte d'une certaine virilité aurait pu avoir raison de lui, c'est un garçon qui a du cran, assumant sans honte ce qu'il est, solide dans la conviction de sa propre valeur. Phil, retors, apprivoise le garçon pour atteindre la mère, mais ne vous fiez pas aux apparences, le plus malin et le plus inflexible n'est pas forcément celui que l'on croit…
Quelle réussite que ce roman ! Dénué de toutes fioritures et pourtant subtil et profond,
Thomas Savage y déploie un art consommé de la suggestion, instillant tension et mystère, ainsi qu'une violence insidieuse mais dévastatrice.
J'ai adoré.
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