Les Insolents

Et il se souvient de ce qu’elle avait dit dès ce premier soir. Que depuis toujours elle n’avait connu que des hommes gris, gris comme la cendre, la neige fondue, les éléphants qui écrasent tout sur leur passage, des hommes trop centrés sur eux-mêmes pour lui donner ce qu’elle redoutait de recevoir. Et il avait dit qu’il n’était pas comme ça, qu’il aimait prendre soin des autres, et elle avait répondu qu’alors ça ne durerait pas.

Tout d’un coup une pensée va la traverser et s’installer jusqu’à l’envahir entièrement, s’immiscer dans tous les recoins possibles de son cerveau, comme un écoulement d’eau par terre qui remplirait les creux qu’il trouverait sur son passage, et elle va sombrer dans un abîme dont on sait simplement qu’on ne doit pas chercher à la tirer. On doit la laisser y baigner le temps dont elle aura besoin et elle en ressortira elle-même le lendemain, propre comme un sou neuf, comme si ça n’avait pas eu lieu. Dans ces moments-là, le plus difficile est alors le besoin de faire taire le besoin de l’aider, d’être utile, de se sentir utile, et si on a de la chance, elle boira tellement, seule dans son salon ou dans sa chambre, qu’elle ne sera plus en état d’appeler et on ira se coucher tranquillement sans qu’elle se soit manifestée, et au réveil tout sera rentré dans l’ordre. Et si on a moins de chance, elle appellera et il faudra alors l’ébouter pendant une heure ou plus, en pleine nuit, il faudra écouter sa voix pâteuse et peu intelligible expliquer qu’elle ne comprend pas pourquoi elle n’arrive pas à vivre comme tout le monde. Et il faudra le faire sans l’interrompre, sans rien répondre et sans s’agacer, parce que tout ce qu’on peut dire pour essayer de lui faire prendre conscience qu’on en est tous au même point et que chacun se débat avec ses propres démons, elle ne l’entend pas.

Et ces dernières années, quand elle a enfin eu les moyens de partir, elle avait tellement perdu l’habitude de bouger qu’elle ne savait pas où aller ni avec qui et elle est restée à Paris à travailler. À part Jacques, dont la maison dans la Drôme est à trois heures et demie de train puis une heure et demie de taxi et où il n’invite que des vieux intellos qui la saoulent, elle ne connaît plus que des célibataires qui vont chez leurs parents. Les autres, les mondains habituels qu’elle croise ici ou là, elle ne tiendrait pas deux secondes en vacances avec eux. Toujours les mêmes qui font des sauts de puce a Saint-Remy ou à Ramatuelle, qui débarquent avec des piles de livres qu’ils n’ouvrent pas, qui traînent au bord de piscines dans lesquelles ils ne se baignent pas, qui se changent pour tous les repas mais qui boivent trop pour toucher à leur assiette. Quant à Margot qui est la seule qu’elle pourrait supporter 24h/24, elle n’aime,que les voyages lointains, Kenya, Chine, Birmanie, et elle aime les faire seule.

Ouais, je vois ça d’ici, ta Bretagne. Ça va te faire marrer un mois de te prendre le vent dans la gueule sur la plage et puis ça va être l’hiver et tu vas te cailler. Tu vas devenir folle de connaître personne et de même plus entendre le son de ta propre voix. Y aura plus de serveurs de café pour te faire sentir la plus belle du quartier, plus de potes qui ont toujours un plan pour la soirée, plus de bobos qui t’arrêtent sur les trottoirs pour te dire qu’ils ont adoré ta BO du dernier Machin. Tu vas regretter a mort ton chinois, t’es pizzas et tes coups d’un soir. À force de te faire chier tu vas avoir envie de te défoncer mais y aura rien et tu vas te mettre à picoler alors que c’est pas ton truc et tu vas prendre vingt kilos. Tu vas plus ressembler à rien sans bagnole pour aller chez le coiffeur. Tu te diras que finalement, des orgasmes avec quelqu’un dont t’étais pas raide dingue c’était toujours mieux qu’un truc à piles. T’auras des insomnies à penser à tout le monde qui vit très bien sans toi. T’auras des attaques de panique de ne plus pouvoir composer sans rien là-bas pour t’inspirer. Tu vas te bourrer de Xanax pour calmer la terreur en attendant que le jour se lève, et tu finiras dans un club de poterie pour connaître au moins une personne avec qui bouffer de la brioche sous vide le jour de ton anniversaire. Ouais, je vois ça d’ici, m’envoie pas de carte postale.

Il marchait et il se demandait pourquoi tout le monde n'est pas enfin d'accord qu'on allait beaucoup mieux quand on en savait bien moins sur les autres. Être exposé à ce point aux goûts et aux points de vue des voisins fait les haïr et ensuite cette haine structure tout ce qu'on pense. Souvent il espère qu'au réveil, un contingent de hackers sera passé sur Twitter pour placarder des bandeaux en travers de toutes les pages toxiques: raciste, antisémite, néonazi, homophobe, proviol, troll russe, propagandiste chinois, ect.
(Page 173/174)

L'arrivée de la téléréalité, des messageries instantanées, des réseaux et des smartphones qui rendent accros. Il a toujours essayé de ne pas trop subir le truc, mais ça demande une telle vigilance qu'il sait déjà qu'il ne fera pas d'enfants. Pas envie de les catapulter dans un monde de mensonges où ça demande un effort énorme de ressentir plus d'empathie et moins de cupidité. Tout demande un effort, rien que pour s'informer réellement. Tellement marre de voir des gens développer des opinions sans se rendre compte qu'ils sont influencés par ceux qu'ils écoutent. Ras le bol de les voir tout recracher sans avoir fait de recherches pour comprendre les sujets ou, au contraire, trop en faire.
( Page 171)

Elle est heureuse ici. De la musique, des livres, quelques objets et quelques meubles, elle n'a pas besoin de beaucoup plus. Elle ne sait pas ce que ça dit d'elle, mais ça lui ressemble, ça la fait se sentir chez elle partout où elle s'installe, et elle pense comme Jacques. Bientôt, vivre dans l'instant et se trouver là où on a envie avec qui on a envie sera tout ce qui restera.
( Page 167)

Les artistes ne sont pas uniquement suivis par des gens qui s'intéressent à ce qu'ils font, la majorité des followers est là par mode ou voyeurisme. Si ce qu'on poste ne les touche pas, ils zappent ou se désabonnent, pas intéressés de voir ce qu'on aime ou ce qui nous influence et pourquoi [...]L'internet a tout détruit. La haine, la jalousie, le mépris, la mauvaise foi, les critiques d'amateurs qui se transforment en procès, tout ça a bousillé le moral d'absolument tous les artistes qu'elle connaît qui à un moment ou à un autre ont eu un compte ici ou là.
(Page 163/164)

Les plages sont des cimetières. Les coquillages sont des cadavres, ou des enveloppes de cadavres de mollusques morts dans l'eau. Les plantes s'autodégradent et les insectes morts sont mangés par plus gros qu'eux, mais les coquillages ne disparaissent jamais, pourquoi?
(Page 141)

Si la relation n'est pas heureuse, cette beauté qui est comme une entité à part devient une anomalie quand le reste merde autour.
(Page 140/141)