– Je sais aussi que tu aimes l'Histoire.
– Oui, plus que la géographie.
– En général, c'est ainsi. La géographie, il faut voyager pour l'aimer. L'histoire, elle vit avec nous, même si on reste sur place toute sa vie. Qu'on le veuille ou non, elle finit toujours par s'asseoir à notre table.
Tout à l’heure je ne serai plus. Je ne serai plus ce que je suis maintenant et que je n’aime pas être. Je n’aime pas qui je suis. Je n’aime pas ce qu’il faudrait que je sois, je n’aime pas me réjouir de cette vie-là, je ne suis pas de cette vie, je suis d’un autre temps que je n’ai pas su retenir. Après, ils pourront tout effacer avec leur remembrement, leurs machines à laver le linge et leur télévision. Tu comprends, Gilles, je ne veux pas être témoin de la fin de ces temps que j’ai tant aimés, même s’ils que je n’aime pas être. Je n’aime pas qui je suis. Je n’aime pas ce qu’il faudrait que je sois, je n’aime pas me réjouir de cette vie-là, je ne suis pas de cette vie, je suis d’un autre temps que je n’ai pas su retenir. Après, ils pourront tout effacer avec leur remembrement, leurs machines à laver le linge et leur télévision. Tu comprends, Gilles, je ne veux pas être témoin de la fin de ces temps que j’ai tant aimés, même s’ils étaient difficiles et quelquefois injustes. À ce moment-là, il pensait aux femmes et aux douleurs qu’elles subissaient dans leurs corps. Mais les temps qui venaient seraient-ils plus justes ? Peut-être, mais ce n’était pas le sien.
Monsieur Antoine lui expliqua que les images étaient sources de toutes sortes de récits, qu’en regardant une photographie on pouvait se souvenir d’une personne, se rappeler son corps, sa façon d’être, de se mouvoir, de parler, mais qu’on pouvait aussi extrapoler à partir des éléments visibles jusqu’aux choses invisibles… Les images ne disent rien, elles font dire.
Les mots étaient enfermés dans sa tête et glissaient que très rarement jusqu'à sa bouche. Ce soir, ils sortaient abondamment de ses yeux. Jamais il n'avaient autant pleuré que cette nuit-là.
Lui, il s'est pris les gaz en pleine gueule, lui, il a vu ses copains sauter tout près de lui, mais, à la différence d'Apollinaire qui avait vu des bouquets dans l'explosion des obus, lui vit les corps et la chair de ses copains gicler sur son uniforme en gerbes ensanglantées.
Depuis tout petit, sa mère lui avait toujours dit : « La toilette de tous les jours c'est pas difficile, faut laver ce qui se voit est ce qui sent. »
Si Albert n'avait pas perdu toute croyance en Dieu, il serait tombé à genoux pour cet angélus étrange qui sonnait en lui. Où trouver du réconfort si Dieu n'existait pas, s'il n'était même plus capable de l'inventer ?
Tu comprends, l'histoire des hommes, c'est l'inverse de la solitude. Et puis le passé, si nous savons le lire ou l'entendre, nous assure de ce qui est juste.
« La lumière est le premier amour de la vie, l'amour n'est-il pas la lumière du cœur ? ».
Les grandes veuves de guerre, les vraies, celles de la Première Guerre mondiale, n'étaient pas les femmes qui avaient perdu un mari, mais celles qui avaient perdu un fils. Une épouse qui avait perdu son mari, même au champ d'honneur, pouvait toujours se remarier. Mais une mère était amputée à vie d'un amour qu'elle ne pourrait jamais retrouver, mort là-bas dans la boue et la désolation, dans les bruits des canons et dans les gaz, dans les diarrhées et les vomissures.