La vendeuse repart fouiller dans ses tiroirs coulissants et revient avec un Cœur Croisé de Playtex, un soutien-gorge qui a connu son jour de gloire au début des années 1960 avant d'être brûlé par les premières féministes. Le Cœur Croisé est un camp retranché conçu pour résister aux attaques aériennes. Son originalité réside en une double bande élastique croisée, une sorte de mur de Berlin à usage des seins.
Car, au fond, que sais-je de mes seins ? Les badauds sont sans doute mieux renseignés que moi.
[L]a photographie est formelle : maman n'est pas venue au monde le sein lourd et approximatif. La chose — devrais-je l'appeler le sortilège, l'anathème, la damnation du sein volumineux ? — n'est survenue qu'au bout de longues années. Et tandis que le chroniqueur hurle le quinté gagnant aux oreilles de mon père, tandis que lentement maman reprend l'album et le range, une vérité m'apparaît dans sa terrifiante persistance : toute femme en naissant s'expose à un destin mammaire inattendu.
Je commence à comprendre que le monde n'est pas fait d'un seul tenant, que toutes les questions n'attendent pas forcément une réponse, que le doute est permis et l'apprentissage pluriel. Je devine que l'avenir n'est pas tout tracé, qu'il ne le sera jamais, que jusqu'au dernier souffle je m'interrogerai sur la direction à prendre et que c'est là tout l'intérêt d'exister.
Je l'aime. Il aime mes seins. Fin de l'histoire.
Le soir, [...] il n'est pas rare que Josh rentre aux petites heures. Tandis que je l'attends, une liqueur concupiscente se met à circuler entre mes veines, qui me commande des caresses autophiles, me projette aux cœur des programmes télé. Je fais l'amour avec Robert de Niro, des ptérodactyles, un Barbapapa, le Capitaine Flam. Je copule avec un Robespierre parlant allemand devant une guillotine, m'ébaudis au milieu d'un western sous-titré en hindi. Je me tape toute la prison d'Alcatraz, me laisse gagner par les Steelers de Pittsburg. Je fornique avec un télévendeur de grille-pain et quand j'en parle aux artistes de mon collectif, il y en a toujours un pour trouver l'idée intéressante.
Les seins sont à la ballerine ce que la surdité est au musicien : une malédiction.
Faire de la vie une oeuvre d'art, babe, implique de sortir de sa zone de confort.
On ne fait pas de danse classique quand on est réaliste. On fait du judo. Ou du secourisme.
A cette époque je ne mesure pas encore combien la morphologie des corps fait écho à cette obsession qu'a la société de compartimenter l'humain comme la viande, par gabarits, espèces, communautés et castes. La danse classique est blanche, aristocratique et maigre. Le ballet jazz est métissé, qui épouse les courbes voluptueuses de la classe populaire. La danse de rue est noire, jeune, revendicatrice et tout en muscles. La danse moderne tend à échapper au formatage, à l'apartheid morphologique, au conformisme des corps.