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Critique de jlvlivres


« Un long silence interrompu par le cri d'un griffon » de Pierre Senges (2023, Verticales, 172 p.) vient de sortir. C'est une bonne nouvelle, surtout que c'est accompagné d'un autre ouvrage de Pierre Senges, qui n'a rien à voir « Epitre aux Wisigoths » (2023, Editions Corti, 190 p.).
Du Pierre Senges pur jus, centré sur le silence, mais bavard comme une pie. Quoique le roman en soi ne fasse que 87 pages. Mais il est suivi par une « Encyclopédie du silence », de près de 80 pages, qui comme son nom l'indique, répertorie tout ce qui se tait de « A » à « Z », c'est le cas de le dire. Avec cette superbe définition de « Aleph » qui eût plu à Georges Perec, et à tous les amateurs de mots croisés. « ALEPH : première lettre de l'alphabet hébreu, ni tout à fait consonne, ni tout à fait voyelle, et dépourvue de son véritable ». Jorge Luis Borges aurait aussi apprécié. Cela vaut la définition du « Y », qui, en position initiale et devant une consonne, joue son rôle de voyelle, mais que l'on peut aussi considérer comme une semi-consonne. Une lettre LGBTQ en somme. D'ailleurs Pérec en avait fait un mot croisé à une case unique, et les deux définitions : 1. Horizontal : Voyelle, et I. Vertical : Consonne. On peut d'ailleurs varier le problème et produire une autre grille, également à une case, mais inversée : 1. Horizontal : Consonne, et I. Vertical : Voyelle.
Il est d'ailleurs non fortuit de faire le rapprochement entre Georges Perec et Pierre Senges, tous deux amoureux des mots et des listes de mots. Mais tous deux au patronyme ne comportant que deux voyelles, et des « E » de surcroit. Donc de peu de valeur au Scrabble. C'est donc affronter ce jeu avec un sérieux handicap, par exemple avec la poète polonaise Wisława Szymborska ou Olga Tokarczuk, toutes deux nobélisées. J'en profite aussi pour signaler la parution du dernier ouvrage de la romancière « Jeu sur tambours et tambourins », traduit par Maryla Laurent (2023, Editions Noir sur Blanc, 352 p.), recueil de 22 nouvelles. Que dire alors de Sigismund Krzyzanowski (1887-1950) cité dans l' « Encyclopédie », inventeur du cinquième Evangile, appelé « Evangile du Silence », et menteur professionnel. Pierre Senges le cite d'ailleurs une douzaine de fois dans son « Epitre aux Wisigoths ».
Donc retour à « Un long silence interrompu par le cri d'un griffon », livre centré sur Pavel Pletika (1881-1961), russe de profession et « parleur incessant », pour illustrer un livre sur le silence. Personnage « le plus souvent agréable, aimable même dans sa faculté d'ennuyer », qui a séduit Pierre Senges par « sa façon de glisser sans interruption, sans crier gare non plus, d'un discours sur les réformes de Dioclétien à des paroles courtoises ». Personne qui a également rencontré une certaine Tatiana Orlova, jeune fille, aux bras de trapéziste hérités de sa mère et à l'humeur morose héritée de son père. Mais elle est dotée d'une voix « capable de monter sans à-coups jusqu'au contre-fa de la Reine de la Nuit de « La Flûte enchantée », et même parfois, dans ses beaux jours, un contre-sol radieux de soprano colorature ». Devant tant de beauté sonore, les verres en cristal se brisent.
Mais il est vrai que Pavel Pletika a écrit une formidable « Encyclopédie du Silence », plus de 10 000 pages qu'il a camouflé dans divers livres pour les soustraire à la lecture. C'est la partie émergée que Pierre Senges nous révèle. Bien entendu, cela concerne essentiellement des auteurs russes ou russophones. Mais il met aussi des auteurs en lumière, tel ce Choang Tseu, formidable Emile Ajar chinois. « de Choang Tseu on ne sait presque rien, sinon une chose, c'est qu'il ne s'appelait probablement pas Choang Tseu ». Cousin lointain de Lao Tseu, que sa mère aurait conçu en apercevant une comète ou un dragon volant alors qu'elle était assise sous un prunier. Dragon volant ou griffon criant dans la campagne chinoise silencieuse. Il n'en faut pas plus pour entamer une Encyclopédie. Il y a-t-il eu une comète survolant Langres lorsque Denis Diderot a commencé la sienne. Tout ce que j'en sais, est qu'il n'y fait pas très chaud. Et que le monument situé dans le cloitre de la cathédrale se caractérise par un puit central renfermant un morceau d'if en forme de « Y ». Lettre où convergent trois directions qui symbolise la Trinité. La spirale qui l'entoure, évoquant l'infini, est ponctuée de « Y » en nombre croissant au fur et à mesure que l'on s'éloigne du centre. Ces « Y » sont aussi le signe d'un rare point triple en hydrographie, avec les sources de la Marne, Seine, Meuse et Aube. Ce qui fait que Langres sépare les bassins versants Seine Atlantique et Manche - Meuse et mer du Nord – Rhône et Méditerranée. La Trinité noyée de tous les côtés.
Le griffon, maintenant. Créature légendaire, mais qui reste hiéracocéphale. Tout comme Ré-Horakhty, qui dans l'intimité s‘appelait tout simplement « Horus de l'Horizon ». Particularité, sa tête de faucon, tête toute en nuance, pour ne pas le confondre avec le vrai. le tout étant surmonté du disque solaire. On précise même, c'est un marchand du Caire qui me l'a confié, que la tête est greffée sur le train arrière d'un lion, mais il a des oreilles de cheval. C'est donc un personnage que l'on peut reconnaitre facilement dans la rue. On dit de plus, qu'il est de bonne composition et rend volontiers les salutations aux passants. Hérodote rapporte aussi, dans le livre III de son « Histoire » qu'il vit préférentiellement auprès des gisements d'or où les peuples anciens des Scythie, souvent des borgnes, guerroyaient contre eux pour s'emparer de l'or des trésors d'Apollon. Un peu plus tard, le griffon réapparait et vient titiller Saint Antoine dans le désert, ainsi que le rapporte Gustave Flaubert dans « La Tentation de Saint Antoine ». le grand Gustave lui fait dire « Je suis le maître des splendeurs profondes. Je connais le secret des tombeaux où dorment les vieux rois ». Mais c'est après avoir introduit la Chimère et le Sphinx, puis, plus exotiques, les Nisnas qui n'ont qu'un oeil et les Blemmyes absolument privés de tête. Ce avant les pygmées et les Sciapodes, chevelus, avant les Cynocéphales et le Sadhuzag, au soixante-quatorze andouillers, et enfin le Martichoras et le Catoblepas. Puis surgissent « le Tragelaphus, moitié cerf et moitié boeuf ; le Myrmecoleo, lion par devant, fourmi par derrière, et dont les génitoires sont à rebours ; le python Aksar, de soixante coudées, qui épouvanta Moïse ; la grande belette Pastinaca, qui tue les arbres par son odeur ; le Presteros, qui rend imbécile par son contact ; le Mirag, lièvre cornu, habitant des îles de la mer. le léopard Phalmant crève son ventre à force de hurler ; le Senad, ours à trois têtes, déchire ses petits avec sa langue ; le chien Cépus répand sur les rochers le lait bleu de ses mamelles ». Je ne sais quelle tisane Gustave buvait, mais à priori, c'était de la bonne herbe. Pierre Senges fait dire à Flaubert, dans son « Encyclopédie ». « Je ne fais au monde que des concessions de silence, mais aucune de discours. Je baisse bien la tête devant ses sottises, mais je ne leur retire pas mon chapeau ». Geste qui était faisable lorsque l'on ne sortait point sans chapeau.
Mattias Grünewald fait une splendide illustration du griffon dans « le Retable d'Issenheim » (1516), qui vient d'être restauré au musée Unterlinden de Colmar. C'est le troisième tableau du retable, celui qui était habituellement caché, laissant les fidèles devant un Christ en croix et un Saint Jean Baptiste en bel habit rouge, avec son mouton. C'est un gentil mouton, mais un mouton tout de même. Comme celui d'Alain de Greef dont on rappelle le bruit de la chute dans « Essais Fragiles d'aplomb » du même Pierre Senges (2002, Editions Verticales, 160 p.).
Ce mouton, parallèle au bras de son maitre, se poursuit vers la mère du Christ, inclinée et soutenue par l'apôtre Jean, pendant que le bras et le doigt de Jean pointent vers un des bras du Christ. le tout en travers de la toile, rompant les symétries. Sur le troisième volet du tableau « La tentation de Saint Antoine », le griffon y est bien reconnaissable, avec ses plumes et son bec crochu au premier plan en bas à droite. Il l'est d'ailleurs tout autant sur un tableau de Vittore Carpaccio intitulé « Saint George et le Dragon », peint en 1507, actuellement exposé à la « National Gallery of Art » à Washington. Quasiment de la taille du cheval de Saint George, ce dernier lui perce la gorge avec sa lance. On n'entend pas le cri du griffon, on est au musée et les sons inattendus sont repréhensibles. Mais ce doit être épouvantable. On se demande ce que faisaient les défenseurs du droit animal à cette époque, alors qu'Ernest Hemingway glorifiait la corrida dans « Mort dans l'Après Midi » (1966, La Pléiade, 1668 p.).

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