Moi qui avais toujours couru après le temps, je découvrais dans l’immobilité forcée une pesa qui me faisait mesurer le poids de la vie soudain arrêtée, la conscience d’être vivant uniquement pour soi, la pensée profonde d’exister sans rien avoir à faire d’immédiat
Comme si l’essentiel,précisément,trouvait sa juste mesure dans ce que l’heure présente offrait de menus plaisirs, une satisfaction adaptée à l’existence étroite mais parfaitement maîtrisée qu’il menait
Je sais aujourd’hui qu’il peut rester muet une journée entière, ou répondre à peine aux questions qu’on lui pose, sans jamais prendre de lui-même la parole. Il est assez riche intérieurement pour se satisfaire du monde qui l’entoure, préférant suivre des yeux le vol majestueux des milans qui hantent ces solitudes auxquelles il a voué sa vie, ou s’absenter dans la contemplation du magnifique bleu des muscaris que le printemps fait surgir de la roche, ici, dans un miracle éblouissant de vie.
Les brebis traquaient l'herbe rase d'où émergeaient les camées bleus des chardons, sous un soleil plus tardif qui retrouvait sa force dans des crépuscules déclinant en apothéose de couleurs, étonnamment vives pour la saison.
Sous un ciel plein d'étoiles, la terre, les pierres, les bêtes, les arbres et les plantes allaient renaître chaque printemps dans d'autres matins, d'autres lumières et des hommes poursuivraient leur route dans l'innocence de ceux qui lèvent encore la tête vers le ciel -- des hommes dont je faisais partie, désormais, après avoir le seul vrai paradis qui existe encore : celui où les seuls prix pratiqués sont ceux qui permettent des retrouvailles avec les secrets oubliés, mais dont l'écho, répercuté depuis le coeur profond de notre mémoire, demeure vivant en nous depuis le plus lointain des âges.
A l'avenir, rien ne serait pour moi invisible, et tout serait relié à la face cachée du monde aussi bien qu'à sa beauté la plus secrète.
Les agneaux nouveau-nés, l'innocence paisible des oiseaux, l'impassibilité sereine des pierres, les fils d'argent des cheveux d'ange, le bleu profond des muscaris m'avaient rendu à moi-même.
Mais désormais, ayant mesuré la fragilité de la vie, j'avais compris qu'il fallait la protéger là où elle était la plus faible, et que tout le bonheur du monde se trouve dans les plus petites choses.
Chaque jour fleurissaient de nouvelles plantes, de nouvelles fleurs : les carlines, les amélanchiers poudrés d'un blanc laiteux, ces stipes pennés qui deviennent les merveilleux cheveux d'ange délicatement caressés par le vent.
L'herbe poussait un peu plus chaque jour, invitant le troupeau à aller de plus en plus loin, tandis que les champs d'orge viraient du vert au jaune paille, et que les aiglons nés de l'année suivaient maladroitement leurs parents dans le ciel.