Le Spinoza de la rue du Marché

-Maïs ils ressemblent à quoi, les hommes ? Mère, dis-le moi.
-Tu veux savoir ce qu’ils sont ? La lie de la création. La grande erreur de Dieu.
-Comment Dieu tout-puissant a-t-il pu commettre une erreur ? voulut savoir Kuziba.
-C’est un secret, mon enfant, répondit Shiddah. Car lorsque Dieu créa le dernier des mondes. la terre, sa passion pour Lilith, notre maîtresse, était plus forte que tout. Un instant seulement, son regard s’égara et c’est alors qu’il créa l’homme, horrible mélange de chair, d’amour, de crotte et de désir. L’homme ! ajout a-t-elle en crachant encore. Il a la peau blanche, mais ses entrailles sont rouges. Il hurle comme s’il était fort, mais en réalité, il est faible et tremble pour un rien. Si on lui jette une pierre, il se brise. Si on le pique du bout d’une fourche, il saigne. A la chaleur, il fond. Au froid, il gèle. Il a dans la poitrine un soufflet qu’il doit actionner sans cesse. Au côté gauche, il possède une petite poche qui doit palpiter et battre sans arrêt. Il se nourrit de quelque chose de moisi qui pousse dans la boue ou le sable. Il doit en avaler tout le temps, puis le faire ressortir de son corps. Il est à la merci d’un millier d’accidents, c’est pourquoi il est si méchant et en proie à des colères terribles.

Une fois par semaine, le Dr Fischelson, coiffé de son chapeau noir à large bord, prenait un panier d’une main, l’Ethique de Spinoza de l’autre, et allait au marché faire ses provisions. Pendant qu’il attendait d’être servi, il ouvrait son livre.

Le Dr Fischelson avait l'impression de se trouver à l'intérieur d'un four. Plusieurs fois, il grimpa les quatre marches jusqu'au vasistas pour passer la tête dehors et respirer la brise fraîche du soir. il restait là si longtemps qu'il sentait ses jambes se dérober sous lui. "Oh quel bon air, murmurait-il. C'est vraiment délicieux..." Et il se rappelait que, d'après Spinoza, la moralité et le bonheur sont identiques et que l'acte le plus moral qu'un homme puisse accomplir, c'est de céder à quelque plaisir qui ne soit pas contraire à la raison.

Soudain, le monstre tapi en elle poussa e toutes ses forces. UN cri perçant jailli de sa gorge, et les ténèbres l'engloutirent. Des cloches tintaient, comme pour une fête chrétienne. Un feu d'enfer jaillit, rouge comme du sang, comme la peau d'un lépreux. La terre s'ouvrit, et le lit à baldaquin de Hindele commença à s'enfoncer vers les abysses. Elle avait tout perdu, en ce monde et en celui à venir. Au loin, elle entendait des pleurs de femmes, des applaudissements, des bénédictions, des félicitations, tandis qu'elle s'envolait droit vers le château d'Asmodée, où Lilith, Namah, Machlath et Humizah font la loi?

Ce que je veux dire, c'est qu'il ne faut pas rappeler un mourant. Si elle ne l'avait pas empêché de s'en aller à son heure, il aurait laissé derrière lui le souvenir d'un homme de bien. Et qui sait combien d'individus rappelés, eux aussi, errent de par le monde aujourd'hui ? Tous nos malheurs viennent d'eux.

Physiquement, ces gens vivent à nos cotés, mais spirituellement, ils sont quelque part en Palestine, sur le mont Sinai, ou Dieu sait où. Il ignore peut-être même que nous sommes au XIXeme siècle. Il existe au-delà du temps et de l'espace (...)Il savait d'avance qu'il ne pourrait pas dialoguer avec le vieil homme. Qui sait ? Leur désir de protéger leur isolement était peut-être la raison qui les empêchait, lui et les siens, d'apprendre les autres langues. Le judaïsme pouvait précisément se résumer à ce mot-là: isolement. Si on ne les parque pas dans un ghetto, les Juifs en constituent un volontairement. Si on ne les oblige pas à arborer une étoile jaune, ils s'affublent de vêtements que leurs voisins trouvent bizarres.

Il devenait évident que Schloimele était un discipline secret de Sabbatai Zvi. Car même si ce faux Messie était mort depuis longtemps, ses adeptes perpetuaient son culte en secret dans de nombreuses régions.

"Un homme pareil, disait-on en ville, il faut le maintenir de bonne humeur. Tout ce qu'on peut espérer, c'est de ne jamais avoir besoin de lui."

Mais reb Bunim avait aussi une fille, et les femmes, c'est bien connu, apportent le malheur.