Le réflexe ancien qui consiste à vouloir attacher à notre sort les êtres qui nous émeuvent s'est mystérieusement dénoué.
Tout devient dense. Danse
Quand je demande à ceux que je rencontre de me parler d'eux- mêmes, je suis souvent attristée par la pauvreté de ma moisson.
On me répond: je suis médecin, je suis comptable...j'ajoute doucement: vous me comprenez mal.
Je ne veux pas savoir quel rôle vous est confié cette saison au théâtre mais qui vous êtes, ce qui vous habite, vous réjouit, vous saisit ?
Beaucoup persistent à ne pas me comprendre, habitués qu'ils sont à ne pas attribuer d'importance à la vie qui bouge doucement en eux.
On me dit: je suis médecin ou comptable mais rarement: ce matin, quand j'allais pour écarter le rideau, je n'ai plus reconnu ma main...ou encore: je suis redescendu tout à l'heure reprendre dans la poubelle les vieilles pantoufles que j'y avais jetées la veille; je crois que je les aime encore...ou je ne sais quoi de saugrenu, d'insensé, de vrai, de chaud comme un pain chaud que les enfants rapportent en courant du boulanger.
Qui sait encore que la vie est une petite musique presque imperceptible qui va casser, se lasser, cesser si on ne se penche pas vers elle ?
Les choses que nos contemporains semblent juger importantes déterminent l'exact périmètre de l'insignifiance: les actualités, les prix, les cours de la Bourse, les modes, le bruit de la fureur, les vanités individuelles.
Je ne veux savoir des êtres que je rencontre ni l'âge, ni le métier, ni la situation familiale; j'ose prétendre que tout cela m'est clair à la seule manière dont ils ont ôté leur manteau.
Ce que je veux savoir, c'est de quelle façon ils ont survécu au désespoir d'être séparé de l'Un par leur naissance, de quelle façon ils comblent le vide entre les grands rendez- vous de l'enfance, de la vieillesse et de la mort, et comment ils supportent de n'être pas tout sur cette terre.
Je ne veux pas les entendre parler de cette part convenue de la réalité, toujours la même, le petit monde interlope et mafieux: ce qu'une époque fait miroiter du ciel dans la flaque graisseuse de ses conventions !
Je veux savoir ce qu'ils perçoivent de l'immensité qui bruit autour d'eux.
Et j'ai souvent peur du refus féroce qui règne aujourd'hui, à sortir du périmètre assigné, à honorer l'immensité du monde créé.. Mais ce dont j'ai plus peur encore, c'est de ne pas assez aimer, de ne pas assez contaminer de ma passion de vivre ceux que je rencontre..
Je revis Ferdl, le cocher de mon grand-père. Ou plutôt je l'entendis comme autrefois quand ses allées et venues dans la chambre mansardée au-dessus de nos têtes nous obsédait. Ruant de la douleur d'une amputation mal cautérisée, les nerfs à vifs, il rythmait de sa jambe de bois un morse de détresse.
Certains hommes sont un peu fous. Ils se cramponnent à leurs bulles au lieu de danser dans le soleil.
Sa mort accidentelle fut la deuxième hantise familière à se réaliser. La première violence aussi dont il se rendit coupable à notre égard. Sans doute, pour vivre, faut-il aussi mobiliser ce désir véritable de vivre. Il ne fut pas en mesure de le faire.
La véritable corrélation entre les choses, les mystérieuses serrures où tournent d’invisibles clés, tout cela est inaccessible à la compréhension.
Croire que la destinée d'un autre puisse être notre fief relève d'une arrogance aveugle.
On peut guérir de son enfance comme d'une plaie.
Et elle ajoutait après un silence : "Mais il faut le vouloir."
Si j'avais eu un enfant, me disait-il, avant l'arithmétique et l’orthographe, je lui aurais appris l'art du funambule, du danseur de corde et du jongleur. La vie ne s'apprend que dans l'instabilité et le tangage ! Loin de ces dépravations sordides que sont la sécurité, l'intérêt, l'efficacité et le succès ! Pouah ! Soyons sérieux, le tango a sauvé plus de vie que la pénicilline ! Et sais-tu pourquoi ? Parce-que loin d'ignorer l'irritation, le tango l'intègre ! Construit sur des structures ambivalentes, il rejoint la vraie vie. Alors que les nombres pairs rendent simplets, moralistes, avides de symétrie et d'autorité, la fréquentation de l'impair fait aimer les contradictions et les jeux de l'amour.