Chaque fous que j'ai pu voir cette métamorphose des corps et des visages quand une parole qui n'a plus où aller trouve une oreille, quand un regard démâté, fuyant, jette l'ancre dans un regard hospitalier. De tous les miracles qui ont jonché ma route, le plus grand m'est apparu ce qui se tisse entre deux êtres quand leurs trajectoires se frôlent.
Les choses que nos contemporains semblent juger importantes déterminent l'exact périmètre de l'insignifiance : les actualités, les prix, les cours en bourse, les modes, le bruit de la fureur, les vanités individuelles. (...) Ce que je veux savoir, c'est de quelle façon (les êtres) ont survécu au désespoir d'être séparés de l'Un par leur naissance, de quelle façon ils comblent le vide entre les grands rendez-vous de l'enfance, de la vieillesse et de la mort. Je veux savoir ce qu'ils perçoivent de l'immensité qui bruit autour d'eux.
Père Aegidius, regardez-moi ! Si nous ne croyons pas, vous et moi, que la mort d‘un seul enfant désaxe le monde, si nous ne pensons pas ensemble, vous et moi, que de chaque chair engendrée partent toute l’espérance et toute la désespérance, que la mort d‘un seul anéantit le monde et que la naissance d‘un seul le crée de neuf, alors il est temps de fermer cette boutique que vous et moi appelons l‘Eglise. Il est temps! […] Peut-être avez-vous cru, père Aegidius, échapper au singulier dans le collectif du couvent, et vous serez exaucé si Dieu n‘a pas de visées sur vous. Au cas contraire et si vous vous trouvez appelé, le Un vous rattrapera dans le face-à-face le plus implacable et le plus incandescent ! "Un autre te mènera et te conduira où tu ne voulais pas aller", dit Christ à Pierre. Un autre fera irruption. Un - Un seul - et te déchirera le coeur, le tiendra écartelé pour que le tout y ait place pour finir ! Un seul ! Voilà le message que l‘Eglise a mis sous scellés. C‘était le message du Christ ! Et toute institution le réduit à néant !
La manière dont le monde tient ensemble, dont la terre et le ciel sont à l’horizon cousus ensemble bord à bord, comme sous les doigts du cordonnier la semelle et le cuir d’un soulier, cette manière-là est énigme. Le secret de Dieu.
Je me suis demandé quelle était cette force indécelable à l'oeil et qui tient ensemble notre vie, qui, d'une multitude atomisée d'instants, parvient à faire une unité. De quelle nature est-il cet invisible mortier?
Je crois le savoir désormais : c'est la nuit, la face cachée aux regards.
(...) tout trouve sa consistance ultime dans le formidable alambic de la nuit.
Qui sait encore que la vie est une petite musique presque imperceptible qui va casser, se lasser, cesser si on ne se penche plus vers elle ?
Ainsi, nous naissons déjà blessés. Frau Holle le savait. Débiteurs insolvables de créances non identifiées, nous ravivons d'anciens contentieux par notre naissance même.
... je promenais au parc un bonhomme vêtu de bleu et de plus en plus délicieux, disert et alerte, et qui "faisait" le petit enfant comme je "faisais" sa mère.
Mais de nuit, je retrouvais l'âme ancienne qu'il hébergeait, ce voyageur atterri là par d'inextricables périples et venu en somme demander un temps l'hospitalité. Je n'étais pas chargée de l'éduquer mais de l'accueillir, de commencer avec lui ce dialogue de vérité qui ne devait plus cesser; (... ... ...) Je tendais l'oreille aux messages qui finiraient par me révéler son identité. Qui était-il en vérité? Que venait-il chercher auprès de nous? Quel était le contrat qu'il était venu remplir? Qu'était-il venu vivre? réparer? découvrir ou révéler? J'attendais avec impatience le jour où il lèverait enfin son incognito!