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Critique de Zephirine


« Triste tigre » est un livre de questionnements, un récit à coeur ouvert qui explore les mécanismes de la domination et des violences sexuelles. Ce n'est pas un livre thérapie, Neige Sinno s'en défend vigoureusement, l'écriture ne sauve pas. Alors pourquoi l'avoir écrit ? Malgré le traumatisme de l'inceste, c'est un livre qui se veut vivant, debout et fier d'exister au-delà du viol, un essai littéraire qui explore dans la littérature toutes les facettes du mal.

Après le prix du journal le Monde, Neige Sinno vient d'obtenir le Prix Femina, ce qui va lui amener de nouveaux lecteurs, ce qu'elle ne cherchait pas tout particulièrement.

« Je veux qu'il existe cependant, mais je ne veux pas qu'il ait beaucoup de lecteurs. Car ce serait une façon d'exister dans la littérature non pas par mon écriture mais par mon sujet, ce qui a toujours été ma hantise. Et surtout ce sujet-là, que je n'ai pas choisi, ni voulu, ni créé. »

Lorsque sa mère épouse ce bel homme charismatique, guide de montagne, le calvaire de la petite Neige, six ans, commence. le beau-père veut être aimé de cette gamine frondeuse et c'est pour cela qu'il la viole, dit-il, pour lui montrer son amour. Au-delà de l'agression sexuelle, l'autrice s'attarde sur les raisons du prédateur. Ne serait-il pas plus intéressant d'écrire un livre du point de vue du violeur plutôt que de la victime ? Car elle s'interroge Neige Sinno, tout au long de ces 275 pages qui relatent l'emprise de l'homme sur la fillette puis la pré ado qu'elle était alors, et cela va durer huit ans. Huit ans de silences et de peurs. Huit ans qui vont peser lourd sur sa vie d'adulte
« Mon monde intérieur s'est forgé dans la conscience de me savoir étrangère au monde, auquel je ne pouvais pas révéler qui j'étais réellement »

Le récit est morcelé, il raconte les agressions, mais aussi la vie de famille, bohème et marginale, et ses frères et soeurs. Il y a la mère, qui n'aura rien deviné et restera longtemps sous l'emprise de cet homme autoritaire avant de mener sa propre vie. du procès, on ne saura pas grand-chose, le dossier s'est perdu, irrémédiablement. Mais ce qu'en attendait Neige, c'était une reconnaissance du traumatisme, c'était aussi mettre fin au risque que les viols se reproduisent sur son frère et ses soeurs. le bourreau, lui, a avoué. Il avait une bonne raison, cette gamine refusait de l'aimer comme un père, il fallait bien qu'il lui prouve son amour. On est sidéré en découvrant les motivations du violeur, parler d'amour tout en saccageant la vie d'une fillette. Elle l'exprime ainsi :
« Il me punissait de mon indifférence à son égard par des actes sexuels »,
Un procès pour viol, cela peut sembler indécent, explique-t-elle, ne vaut-il pas mieux « laver son linge sale en famille » ? Mais ce procès parle d'une réalité, hélas, plus répandue qu'on ne le pense. Et l'autrice pense à toutes ces victimes, à leurs agresseurs.
« …quand on considère l‘ampleur des chiffres des violences intrafamiliales, on se demande ce que signifie encore cette notion de vie privée alors qu'il s'agit en réalité d'un crime systémique commis dans le secret de centaines de milliers de familles. »

Neige Sinno aborde aussi le problème de l'inceste et des violences sexuelles à travers la littérature, il y a une foultitude d'exemples à commencer par « Lolita » de Vladimir Nabokov qu'elle évoque en début d'ouvrage. Mais elle citera aussi Christine Angot, Virginia Woolf, Emmanuel Carrère, Toni Morrison et particulièrement Margaux Fragoso dont le témoignage « Tiger, tiger » lui-même inspiré d'un poème de William Blake, lui a soufflé le titre de son propre récit.
Quelques coupures de presse, lettres, complètent cet essai implacable et d'une justesse de ton qui surprend, effraie le lecteur, mais qui ne peuvent le laisser indifférent.
L'autrice s'interroge sur la valeur du témoignage et son approche avec l'art
« le témoignage est un outil d'analyse, mais un outil bien affuté arrive jusqu'à l'os. Et quand on touche l'os, l'art n'est jamais loin. »
Au-delà d'un témoignage glaçant, Neige Sinno a su élargir son propos et montre qu'elle est aussi une grande écrivaine.




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