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Critique de RosenDero


Pour ma 500e critique sur Babelio, je découvre un auteur dont j'avais beaucoup entendu parler mais que je n'avais encore jamais lu : Clark Ashton Smith.
Souvent rapproché du nom de Howard Phillips Lovecraft, l'auteur américain du début du XXe siècle passe pour un poète brillant et un maître de l'indicible. Avec cette intégrale « Fantasy » éditée par Mnemos sous financement participatif, le lecteur français devrait avoir accès, dans de nouvelles traductions, à toutes les nouvelles de l'auteur et même une partie de sa poésie en prose. Si je n'ai pas lu les deux premiers tomes (le numéro 1 « Zothique » et le numéro 2 « Hyperborée et Poséidonis ») le découpage est tel que ce manque ne se fait pas sentir.
Mais entrons sans tarder dans le vif du sujet, ou plutôt, en territoire d'Averoigne.

Averoigne, région largement rurale et même sylvestre comptant quelques centres urbains, pieuse mais toujours en proie à des superstitions païennes, est le théâtre de bien étranges phénomènes. Des lieux maudits semblent attirer les voyageurs, des sorciers maléfiques tentent des expériences démoniaques dans d'antiques citadelles en ruines, des apothicaires dévoyés concoctent des philtres frelatés, de sombres bibliothèques, gardées par des moines acétiques, cachent dans leur fonds des ouvrages interdits, des prêtres ou abbés défroqués utilisent leur position pour satisfaire le Malin... moines ou châtelains, roturiers ou nobliaux, charbonniers ou aubergistes, du haut-moyen-âge à la révolution, tous, en Averoigne, sont soumis à l'influence des forces qui régissent cette terre de mythes et de légendes, tous pourraient être victimes de ce qui se tapit dans l'ombre des antiques forêts traversées par de noirs sentiers, dans la noirceur des caves de leurs semblables, dans les abbayes à la gloire d'un Dieu absent, dans les venelles lugubres des villes. Car nul n'est à l'abri de l'horreur et de la folie…

C'est très lovecraftien tout ça, n'est-ce pas ?

Et même si ça me désole de forcément devoir comparer ou ne serait-ce que mentionner une autre plume pour parler de Clark Ashton Smith, il est indéniable qu'il fait partie de ces auteurs, avec notamment R. E. Howard, que l'on ne peut éviter de nommer lorsqu'on se penche sur leur production tant les références et citations intertextuelles sont nombreuses, de même que, parfois, les liens d'amitié et de respect qui les unissaient. Remember, dans l'Appel de Cthulhu, Lovecraft mentionnait son camarade par la voix de son narrateur, comme s'il s'agissait d'une référence culturelle universelle : « Il [Wilcox, le sculpteur] accédera un jour, je le crois, au panthéon des grands artistes décadents, car il a modelé dans l'argile et sculptera un jour dans le marbre les mêmes cauchemars et fantasmagories qu'Arthur Machen sait évoquer en prose, et que Clark Ashton Smith incarne dans ses tableaux et poèmes. ».
De même pour le Livre d'Eibon (inventé par Smith et qui nous viendrait d'Hyperborrée ;) Howard) ou le Necronomicon qui refont surface au gré des auteurs (et parviennent à forger ce mythe culturel aujourd'hui Hype et vendeur). le fan de Lovecraft sera ravi de retrouver ces petites touches et références chez Smith, celui d'Howard sentira dans certaines nouvelles comme « Le labyrinthe de Maal Dweb » un bon goût de Conan (j'ai beaucoup pensé à La tour de l'éléphant en lisant cette nouvelle).
Mais cessons là pour les ressemblances (la postface de S. T. Joshi, maître ès Lovecraft, le fera pour moi), car j'ai plutôt envie de m'appesantir sur les différences et les particularités de l'oeuvre de Smith présente ici, et notamment de la partie Averoigne, par rapport à ses compères et surtout à Lovecraft qui truste un peu la scène littéraire du fantastique old school.

À la manière d'un Howard Philips Lovecraft faisant intervenir dans notre monde des entités cauchemardesques avec tous les ressorts du fantastique, Clark Ashton Smith fait, également, mais dans un cadre majoritairement moyenâgeux (je précise "majoritairement" car la première nouvelle se passe en 1789 [certainement pour donner un cadre français sans jamais nommer le pays] et que d'autres se situent carrément en gaule romane ou durant la renaissance), apparaître des créatures tourmentant les hommes et donne à son lecteur une sensation oppressante, dérangeante, et une immersion totale, par le biais d'une langue riche et de descriptions détaillées, donnant l'impression de vivre les aventures à la place (ou avec) des protagonistes.
Toutefois, là où Lovecraft fait souvent frissonner avec des horreurs indicibles et une cosmogonie Ex Nihilo dans une époque récente où la science joue un rôle important (et où l'auteur doit forcément se détacher du connu, de « l'euclidien », s'il veut rester crédible), Clark Ashton Smith, en prenant pour cadre des temps reculés emplis de superstition, nous offre, outre une immersion totale, une crédibilité de haut niveau et touche à notre histoire commune.
Exit la complaisance du lecteur qui devait se forcer à oublier sa part rationnelle et scientifique, bienvenue aux légendes, histoires de sorcières et autres contes fabuleux, fabuleusement maléfiques et surtout terreau de nos mythes et fondateurs de notre culture.
En effet, dans les nouvelles constituant Averoigne, Clark Ashton Smith se plaît à revisiter les mythes populaires et le folklore païen de nos régions françaises ou simplement d'Europe occidentale. Ex Nihilo Nihil, et le lecteur prendra plaisir à rencontrer satyres, fées, vampires, loups-garous, géants, succubes, nécromanciens, fantômes, sorcières, druides, mages et bien d'autres encore dans ces contes fantastique sombres et lointains mais d'un côté bien plus proche de nous que l'Arkham des années 20. Nul dieu stellaire descendant sur Terre ou s'y réveillant pour mettre fin à l'humanité (du moins pas dans Averoigne ;) ) avant d'être contrecarré par le premier journaliste venu (bouh, le vilain troll. Je caricature, j'adore les récits de Lovecraft, mais avouons qu'ils ont souvent été dévoyés). Ici, à l'inverse de chez Lovecraft, le « mal » possède un nom connu, plusieurs même, et, la religion étant très présente, l'Homme témoin de ces phénomènes maléfiques les met sur le compte des puissances des ténèbres, de Satan, Bélial ou autres noms que l'on puisse donner à l'Antéchrist (parfois même Iog-Sotôt ^^).
Mais ce n'est pas tout, car si Smith nous présente des péons habitués au manichéisme, le fond de ses nouvelles est plus complexe et l'on pourrait voir, dans les agissements des entités prétendument maléfiques peuplant les forêts (et les récits) d'Averoigne, une vengeance ou punition envers ces humains détournés des véritables forces divines, païennes. Je m'explique : de nombreux écrits de la partie Averoigne sont des pamphlets anticléricaux ou une ode à la nature et aux paganismes. Souvent, le Dieu unique et ses fidèles sont impuissants (quand ces derniers ne sont pas tout simplement défroqués) tandis que les forces antédiluviennes habitant les forêts et les avernes sont, quant à elles, d'une efficacité redoutable et d'une ancienneté sans limite.
Smith appuie là où ça fait mal, pointe les faiblesses des dogmes religieux et n'hésite pas à rappeler que les monothéismes prennent racine dans les polythéismes, eux-mêmes issus de croyances magico-religieuses et d'un totémisme plaçant l'homme non pas au centre mais en harmonie avec la nature et l'environnement… alors, qui sont les vrais méchants, et y en a-t-il seulement ?
Voici donc pour Averoigne, dont je vais maintenant me languir.
Heureusement qu'on inventa, par la suite, le jeu de rôle (et même Dark Ages of Cthulhu ^^). J'aimerais qu'il existe, dans quelque bibliothèque reculée ou collection obscure, d'autres récits de Smith prenant ce même cadre.

Mention spéciale aux nouvelles suivantes :
Le Satyre (vous ne vous promènerez plus jamais dans les bois de la même manière)
Le faiseur de gargouilles (les vieilles pierres vous feront frissonner)
Saint Azédarac (ou la mascarade monothéiste)
Le colosse d'Ylourgne (la plus longue nouvelle d'Averoigne, en chair et en os)
Les mandragores (délicieusement nocive et cruellement ironique)
La Vénus exhumée (une raillerie envers le célibat, et une illustration parfaite du proverbe latin Balnea, vina, Venus corrumpunt corpora nostra, Sed vitam faciunt balnea, vina, Venus. ;) )

Autres différences notables, et qui font apprécier hautement plus le personnage Smith que le personnage Lovecraft, l'absence totale de sentiments haineux, racistes ou misogynes, ainsi que la présence, à de nombreuses reprises, de nouvelles forgées autour des sentiments de uns et des autres, des relations humaines ou, tout simplement, de personnages féminins ! Ces deux remarques sont valables tant pour la partie Averoigne que celle des Autres Mondes, dont je vais parler un peu maintenant, même si, je le dis tout de suite, j'ai été moins conquis que par la partir Averoigne. La faute sûrement à une lecture un peu précipitée (30 jours pour un tel recueil c'est trop peu).

Changeons donc totalement de style littéraire pour passer dans la SF ou la space-fantasy (on ne sait jamais).

D'abord, direction la planète Mars !
Colonisée par les Terriens, figurez-vous que la planète était habitée ! Pas par de petits hommes verts, mais par de puissants humanoïdes dont la civilisation, bien plus ancienne que la vie sur Terre, possède un passé tumultueux, houleux, fait d'insurrections et de génocides, de chaos et de sombres puissances enfouies n'attendant que les petits humains curieux… Avec ses satellites Phobos et Deimos (la peur et la haine, notez) Mars telle que présentée par Clark Ashton Smith a tout pour plaire et faire frissonner, crédible (d'autant que l'auteur ne s'empêtre pas dans des dates terrestres ; nous sommes dans le futur et c'est suffisant) et surtout très immersive. Préparez-vous à arpenter les rues d'Ignarh, capitale commerciale martienne, ses souterrains, à rencontre sa population, contempler ses étendues désertiques et surtout toucher du doigt son intrigante histoire… Mention spéciale à l'une des meilleurs nouvelles du recueil : Les caveaux de Yoh-Vombis, véritable chef d'oeuvre de tension et d'horreur.
J'ai toutefois trouvé quelques reproches à faire à certaines de ces nouvelles : les fins sont parfois expédiées dans une sorte de bienveillance amicale ou amoureuse où le « bien » triomphe du « mal ». Serait-ce pour sauvegarder la santé mentale et se préserver du courroux des lecteurs de pulp (?) ou bien une face éminemment optimiste de l'auteur ?

Direction maintenant le système aux trois soleils de Xiccarph, où l'auteur nous donne à rencontrer un grand sorcier maître de l'univers et plénipotentiaire, j'ai nommé Maal Dweb. Là où c'en devient étonnant (et outre le côté conanesque de Tiglari héros dans "Le dédale de Maal Dweb") c'est que la première nouvelle le pose en grand méchant, tandis que dans la seconde il se mue en sauveur de la veuve et de l'orphelin (pour caricaturer). Et ce changement d'attitude est dû à l'ennui né de l'hyper-pouvoir dont il dispose, c'est rare, si vous voulez mon avis :)

Ce troisième recueil continue avec des nouvelles éparses, de qualité diverses (et où, encore une fois, les fins sont souvent en contraste avec la dureté du reste du récit) où l'on pourra voir les différentes facettes de Clark Ahston Smith, tantôt polisson, tantôt rêveur, peut-être un peu désabusé (y aurait-il un brin d'autobiographie dans ses personnages de poètes incompris ?), toujours d'une imagination débordante, et tentant de s'affranchir des expériences terrestres ("Le monstre de la prophétie", texte très réussi (avec une fin à l'eau de rose) fait écho à "Je suis d'ailleurs" de Lovecraft, plaçant l'homme dans une position inattendue).

Enfin, ce dernier recueil de « l'intégrale fantasy » de Clark Ashton Smith nous livre quelques poèmes en prose, accompagnés de leurs versions originales. S'ils sont peu nombreux et parfois un peu abscons (à mon niveau) certains, notamment les vocatifs aux démons ou les contes rapportés, sont très beaux et permettent la rêverie et une escapade immédiate hors du temps.


En conclusion, je suis très satisfait de ma lecture. La partie Averoigne m'a conquis totalement, tandis que les Autres Mondes ont su me dépayser et m'emporter dans des univers lovecraftiens présentant une dose d'humanité non négligeable.

Une belle plume, riche en termes rares et en tournures complexes, dote les récits formant ce recueil d'un intérêt tout particulier (félicitation aux traducteurs pour leur travail et leur humilité). C'est indéniablement l'une des forces de Clark Ashton Smith, à l'aise tant du côté fantastique, que fantasy, science-fictionnel ou poétique, et ce, quelle que soit l'époque ou le lieu où il place son récit : des sombres forêts pré-romanes aux déserts sans noms de Mars en passant par le système aux trois soleils de Xiccarph, en quelques pages, le lecteur est transporté dans l'imagination débordante et magnifique de cet auteur à (re)découvrir d'urgence.

Petit bémol : j'aurais apprécié que le recueil donne les dates (même approximatives) d'écriture des nouvelles et les commentaires associés ailleurs que dans la préface ou la postface. C'est très frustrant et démoralisant de lire dans les toutes premières pages que telle nouvelle avait déçu son auteur lors de sa parution car elle avait été retouchée par un stagiaire du magazine pulp auquel il l'avait vendue, ou que dans tel récit le personnage finira comme-ci ou comme-ça… mettez ça en commentaire à la fin de chaque nouvelle, pas en préface !

Un grand merci à Babelio et aux éditions Mnémos pour leur envoi ; j'avais loupé Zothique lors d'une précédente Masse Critique, me voilà ravi avec ce tome 3 de l'intégrale « fantasy » de l'auteur américain. Je suis finalement content de ne pas avoir commencé par Zothique, car j'ai cru comprendre que c'était très lovecraftien, alors que la totale rupture apportée par Averoigne a su me transporter d'emblée en des territoires différents.

PS : le terme de « fantasy » me paraît un peu poussif dans le cas de toutes les nouvelles du recueil, ici il s'agit clairement de contes fantastique pour la partie Averoigne et de science-fiction (ou de space fantasy, si vous y tenez) pour la partie « Autres mondes », plutôt que de fantasy pure et simple (le livre est divisé en trois parties, la première, intitulée « Averoigne », la deuxième « Autres mondes » et la dernière « Poèmes »). Car nul elfe ou prophétie, quête d'artefact magique ou lanceurs de sorts, Averoigne sent la terre humide, le purin et la cire dont on fait les cierges, son sol recèle des empreintes de chevreuil, son ciel accueille le chant du rossignol, et l'ombre de ses sous-bois cache des yeux flamboyants vous regardant avec malice...

PPS : Je ne serais pas surpris d'apprendre que Gary Gygax ou Alan Dean Foster aient lu Clark Ashton Smith, tant pour le côté médieval fantasy/fantastique du premier et de son Donjons et Dragons, que pour la SF à bébètes du second et de son Alien, le 8e passager.
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