La diagonale de la joie

Soudain possédée par le loup, le maître de mes ongod, je me mets à hurler et à cravacher ma monture. Les trente-sept grelots tintent de tout leur volume. Le buult, la descente des ongod dans le corps du chaman, devient violent. Vite, une libation ! crie Enkhetuya. Doudgi lance une cuillerée de lait sur mon costume. Les ongod s’apaisent. Ma voix s’élève… Doudgi sait que l’esprit s'exprime par ma bouche. Il se concentre. Seul le tushee, l’assistant, peut comprendre ce langage et il doit absolument le traduire, parce que après la transe je ne me souviendrai pas précisément des paroles prononcées.

Dans les battements de plus en plus rapides, la prière d’Enkhetuya s’élève : « Ô mon arrière-grand-mère le ciel, ô mon arrière-grand-père le ciel, ô ma grand-mère le ciel contenant le pan de mon deel, ô mon suprême esprit venant des ancêtres de mes ancêtres, par les quarante-cinq cieux noirs, par les trente-cinq cieux blancs, par les quatre-vingt-dix-neuf seigneurs de l’eau, par les trente-trois seigneurs, repoussant les mauvaises énergies, appelant les blanches et bonnes énergies sur toi, sans colère et avec douceur, sans colère et avec tendresse, sans blesser la tête noire de quelqu’un, si tu glisses tu seras supporté, si tu tombes tu seras supporté, si tu as de la noirceur en toi elle sera blanchie, si tu as de la dureté en toi elle sera adoucie, ta vie sera sauvée, ton malheur sera maîtrisé... »

Merci à ceux qui m'ont aidée dans ce parcours. Merci aux chamanes qui ont su préserver et transmettre cette connaissance.
Grâce à elle, j'ai découvert que vivre une transe, c'est accepter de ne plus savoir qui je suis, et si je ne sais plus qui je suis, je suis libre de devenir ce que je suis.
Grâce à elle, j'ai découvert le sens du sacré. Cette racine de la spiritualité est bien là, en chacun de nous. Et ces années de recherche, enfin, se réveillent, m'éveillent, éveillent.
Diagonale de la joie.
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« La Diagonale de la Joie » – Corine Sombrun – éditions Albin Michel © mars 2021

Car si notre société a travaillé à faire de nous des êtres plus savants, les sociétés traditionnelles se sont de tout temps attachées à faire de nous des êtres plus conscients. Le moment de crise que nous vivons et le mouvement global d'intérêt pour ces techniques ancestrales montrent qu'il est temps de nous rassembler. Le savant et le conscient, l'intellectuel et le perceptuel, enfin réunis, doivent se mettre au service de notre futur. D'un futur où Respect, Amplification cognitive, Autonomie et Joie seront le ciment d'une société enfin réconciliée avec son humanité. Libre et heureuse d'oser collaborer avec le vivant. N'est-ce pas la véritable démarche écologique à laquelle nous devrons désormais nous employer ?
p. 326

D'accord, je ne suis pas une particule, mais l'évidence s'impose : cette vision du futur modifie mon présent et donc son futur. Quant à la réalité, si la transe m'a permis de me promener dans bien de ses formes, cette vision ne serait-elle pas une piste à suivre ? L'espace et la transe. La transe dans l'espace. Peut-être la question dont nous parlions ? Former les spationautes à la transe cognitive. Ils semblent les sujets idéaux pour l'utilisation de ces techniques d'amplification cognitive. Seuls dans l'espace.
p. 319

Lettre à mon basilic
Je me suis réveillée un peu avant 8 heures avec une certitude : le rêve dont j'émergeais était une scène de mon futur. Pas un futur “inscrit” de façon déterministe, mais parmi toutes les projections possibles de mon parcours, celle dont j'avais accepté — choisi ? — de suivre la piste. L'ambiance était celle d'un laboratoire en lien avec des études spatiales. Une question avait été soulevée autour de la transe. Laquelle ? En tout cas elle était importante et nous devions absolument trouver une réponse. C'est le ressenti très fort de cette discussion passionnée qui m'a réveillée. Une fois encore j'ai pris la mesure de combien je tenais à ces recherches. C'était très réel. Mais dans quelle réalité cette scène se passait-elle ? Si l'observation influe sur le système observé, est-ce que ma présence en tant qu'observatrice de cette vision du futur modifiait ce futur ?
p. 318

Moi j'ai eu la chance de t'accompagner. Ta mort a été ma plus belle leçon, ton dernier cadeau pour m'aider à me réconcilier avec la peur viscérale que j'en avais. La main posée sur ta tête, j'ai ressenti ces picotements et une telle joie. Ta joie. D'une libération de ce corps meurtri. J'en ai pleuré. Nous le savons aujourd'hui grâce aux études et aux témoignages sur les expériences de mort imminente, l'instant de la mort nous donne à connaître sans doute l'un des plus extrêmes états de conscience modifié. Savoir transer pour explorer cet état avant d'être obligé de le “vivre” pour de bon ne serait-il pas un grand pas vers l'apprivoisement de notre peur de cet instant ? Sans compter la diminution de la souffrance physique. Et psychique. Si l'on en comprenait le mécanisme neurologique, ne pourrait-on stimuler le cerveau des patients en fin de vie pour qu'ils la terminent dans une extase ?
p. 317

Les premiers rayons du soleil font scintiller la nature et la mer, couleur d'acier. Des vols d'étourneaux tourbillonnent devant mes yeux. Après des volutes dans le ciel ils disparaissent tous en même temps dans un grand platane, puis réapparaissent pour d'autres figures et atterrissent en chœur dans un palmier. Les moucherons passent un sale quart d'heure.
À force de regarder nos écrans nous ne regardons plus le ciel. Mais comment s'en passer désormais ? L'un des grands projets de notre société supposée “savante” est de nous rendre dépendants de produits dont elle nous persuade qu'ils nous facilitent la vie. La “nomophobie” (no mobile phobia) fait désormais partie des nouveaux mots — maux — du lexique de l'humain du XXIe siècle. Je n'ai pas échappé à cette peur disproportionnée d'être séparée de mon téléphone portable. Commencer par dire non à ces tentations chronophages, réfléchir à ce que va réellement nous coûter un achat avant de le faire, serait un premier pas vers plus d'autonomie. « Un homme est riche de tout ce dont il peut se passer », osait prévenir Henry David Thoreau …
p. 315

— Notre état de conscience se modifierait alors jusqu'à l'âge adulte au point d'inhiber ces capacités ?
— Le processus appelé « grande régression synaptique » en serait peut-être une explication neurologique. A la naissance, le cerveau du bébé regorge de circuits neuronaux. Ces circuits, très plastiques et exubérants, lui donnent des capacités « hors normes », mais ces circuits sont peu à peu sculptés par l'action de facteurs environnementaux qui modifient l'activité des réseaux de neurones.
p. 313

Le secret de l'immortalité, me dis-je, ne serait-il pas déjà d'accepter la naissance et la mort comme une transmutation de ce flux de vie qui nous traverse ? Une dissolution du “je” dans le grand bain du vivant. Les anciens en avaient la forte intuition parce que la partie perceptuelle en eux était encore vive. Nous l'avons tuée à force de contrôle. Je m'adresse à Amélie : En détournant le mécanisme de destruction naturel auquel est soumis l'ensemble de nos cellules saines, les cellules cancéreuses sont finalement les seules à avoir percé le secret de l'immortalité, non ? Mais elles finissent par mourir en détruisant l'organisme qui les nourrit, sourit-elle. Aussi stupides que nous !
p. 306