Citations sur L'île aux fous (40)
Si vraiment, comme le prétend la sagesse populaire, la folie est une infortune qui s’ignore, donc une infortune sans souffrance, j’aurais voulu, pour le temps exact de mon internement, cesser d’être un homme raisonnable. Au lieu d’errer seul dans l’enclos en songeant au visage aimé ou à l’inaccessible maison, à mon tour, j’aurais vécu de quelque ahurissante idée fixe à quoi la démence et ses hallucinations eussent enlevé, au moins pour moi, toute apparence de chimère. Oui, tant qu’on ne peut pas sortir d’un asile, la suprême chance serait de devenir temporairement un peu fou !
Non, pas comme en prison, mais pire. Au lieu d’un gardien faisant les cent pas en s’en foutant, vous aurez deux ou trois infirmiers qui, sans en avoir l’air, ne vous lâcheront pas une minute et, même, viendront se mêler à votre conversation. Et il vous faudra parler assez fort pour qu’ils n’aient aucune raison de suspecter une cachotterie. Sans ça, gare ! Dans leur rapport au médecin-chef, votre a parte deviendra un préparatif d’évasion.
Quand on impose à un navire une quarantaine parce qu’il se trouve des contagieux à bord, nul n’oserait prétendre que c’est pour les soigner. Alors pourquoi faire entrer l’internement dans les moyens thérapeutiques, s’il s’agit d’incarcérer et de « réduire », non de guérir ?
-Notes-
Seules les histoires obscènes arrivaient à réconcilier mes compagnons pour quelques instants et, tandis qu’ils écoutaient, tassés autour du narrateur, on pouvait deviner quelles terribles visions brûlaient derrière leurs paupières mi-closes.
A sept heures, la porte du réfectoire s’ouvrait. Quelques minutes plus tard, le petit-déjeuner avalé, tout le monde était là, de nouveau, mais le charme des débuts de la matinée avait été rompu ou peut-être avait-il trop duré pour des cervelles versatiles ? La radio fonctionnait déjà, à plein régime. On eût alors annoncé l’extinction des eux que tous les gens du III seraient repartis se coucher avec conviction. Et pourtant la journée débutait à peine.
Ah ! Le jour où je quitterais l’asile, on pourrait plaider devant moi la cause des fous ! Je les avais vus vivre de trop près pour ne pas conserver à jamais, envers la folie, un hérissement et un recul. Plus de sensiblerie, plus de compassion pour tous ces monstres si tragiquement satisfaits d’eux-mêmes, si fiers de leur méchanceté, de leur perfidie, de leurs ignominies à la fois infinies et monotones !
A l’époque de mes études médicales, on pouvait fort bien soutenir la thèse de doctorat sans avoir jamais pénétré dans un service d’aliénés et il suffisait de savoir rédiger un certificat d’internement pour s’estimer en règle avec la science des psychiatres.
-Notes-
De même qu’on suce lentement un bonbon pour en prolonger le plaisir, il eût fallu, pour mieux parvenir à tuer le temps, faire durer la moindre occupation. Mais le cri perpétuel des infirmiers était : « Allons, pressons ! » et l’on se pressait pour n’aboutir jamais nulle part ou pour tous se retrouver, cinq minutes après, autour de la table, désœuvrés, les bras ballants et traînant les pieds, car, par veulerie, épuisement ou bouderie, peu importe, au III, internés et gardiens, tous traînaient les pieds.
... ma compassion restait théorique. Dès que je me retrouvais dans cette fosse qui sentait l'humidité pourrie et la défaite, devant les querelles, les injures, les visages imbéciles ou haineux, ma pitié était aussitôt barrée par l'horreur.
Tout raisonnement permettant de conclure que le monde des gens dits normaux va très mal recueille de façon à peu près automatique l’adhésion des fous.