Citations sur Le Pigeon (66)
Il prit la direction de son hôtel. Sur son chemin, rue d'Assas, il y avait une épicerie tenue par des Tunisiens. Elle était encore ouverte. Il s'acheta une boîte de sardines à l'huile, un petit fromage de chèvre, une poire, une bouteille de vin rouge et un pain arabe.
Il n’aimait pas rencontrer des voisins, et surtout pas en pyjama et en peignoir, et encore moins sur le chemin des w-c. Trouver les toilettes occupées eût déjà été passablement déplaisant ; mais ce qui était proprement atroce, c’était l’idée de se heurter à un autre locataire devant les toilettes.
Ce n'est qu'en clignant des yeux et en y regardant à deux fois que Jonathan parvint à voir, tout au fond, le pigeon qui s'arrachait )à son coin sombre, faisant en avant quelques pas rapides et vacillants, puis se posait à nouveau juste devant la porte de sa chambre.
Lorsque Jonathan eut ainsi compris que l'essence de la liberté humaine consistait en la jouissance d'un w-c à l'étage et qu'il jouissait, lui, de cette liberté essentielle, il fut envahi d'un sentiment de profonde satisfaction.
cette frayeur simultanée à la vue de l’autre, cette perte simultanée de l’anonymat dans une entreprise qui précisément exigeait l’anonymat, cette façon simultanée de battre en retraite et d’avancer à nouveau, ce bredouillement simultané de politesses, je vous en prie, après vous, mais non, après vous Monsieur, j’ai tout le temps, non, vous d’abord, j’insiste... et tout cela en pyjama !
De toutes ces péripéties, Jonathan Noël tira la conclusion qu’on ne pouvait se fier aux humains et qu’on ne saurait vivre en paix qu’en les tenant à l’écart.
Jonathan sentit que son sang recevait une dose d'adrénaline, cette substance stimulante dont il avait lu un jour que les surrénales la sécrètent dans les moments de danger physique et de tension psychique extrêmes, pour mobiliser les ultimes réserves du corps en vue de la fuite, ou d'un combat à la vie, à la mort.
Sa première pensée fut qu'il allait avoir un infarctus ou une attaque, ou pour le moins une syncope.
Tu as l'âge qu'il faut pour toutes ces choses là, songea-t-il ; passé cinquante ans, la moindre occasion est bonne pour ce genre de tuile.
Et il se laissa tomber de côté sur son lit, tira la couverture sur ses épaules frissonnantes et attendit la douleur convulsive, l'élancement dans la poitrine où dans l'épaule ( il avait lu un jour dans sa petite encyclopédie médicale que tels étaient les symptômes infaillibles de l'infarctus), ou bien un lent obscurcissement de la conscience.
Mais voilà qu'il ne se produisait rien de tel. Les battements du cœur se calmaient, le sang de nouveau irriguait uniformément la tête et les membres, et les signes de paralysie caractéristiques d'une attaque n'apparaissaient pas.
Jonathan pouvait bouger les orteils et les doigts, contraindre son visage à faire des grimaces, signe qu'organiquement et neurologiquement tout était à peu près en état de fonctionner.
C'est qu'à peine sa prière terminée, il éprouva une si impérieuse envie de pisser qu'il se rendit compte qu'il allait souiller le lit où il était étendu, son beau matelas à ressorts, ou bien sa belle moquette grise, s'il ne trouvait pas moyen de se soulager autrement dans les secondes qui venaient. Cela le fit revenir tout à fait à lui. Il se leva en gémissant, jeta un regard désespéré vers la porte... Non, il ne pouvait franchir cette porte, même si ce maudit oiseau était à présent parti, il ne pourrait pas arriver jusqu'aux toilettes... Il alla vers le lavabo, ouvrit d'un coup son peignoir, rabattit d'un coup le pantalon de son pyjama, ouvrit le robinet et pissa dans le lavabo.
Lorsque Jonathan eut ainsi compris que l’essence de la liberté humaine consistait en la jouissance d’un w-c à l’étage et qu’il jouissait, lui, de cette liberté essentielle, il fut envahi d’un sentiment de profonde satisfaction. Oui, il avait eu bien raison d’organiser sa vie ainsi ! Il menait là une existence intégralement réussie. Elle ne comportait rien, absolument rien qui justifiât le moindre regret, ou la moindre jalousie envers autrui.