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Citations sur Freshkills (12)

Depuis longtemps cependant nous taraude le doute de notre propre existence. Nous sommes morts et nous errons, nous cherchons la délivrance et ne la trouvons pas. Comment ignorer qu'à force de ne pas voir, littéralement, que nous avons fait et faisons allégeance à l'ordre qui nous alimente et nous donne une place, nous oublions le prix à payer lorsque l'on vit la conscience divisée ? Il y a l'île, de l'autre côté, la zone sacrificiée, celle qui accueille, celle qui traite, celle qui crève sous les émissions toxiques, celle où le cancer s'attrape comme la grippe. Et ici il y a nous, nos gestes qui sauvent, notre amabilité, nos loisirs intelligents et, bien souvent, notre inquiétude. Il y a nous, et c'est nous qui sommes séparés. Il y a nous, et nous vivons aussi, dans une enclave : dans un semblant de monde, dans des villes souillées de sang, de cendres, des villes qui puent la mort sous leurs pelouses artificielles, leurs espaces végétalisés, qui puent la destruction et la souffrance, le double langage et l'aveuglement.
À quoi servent, pourtant, ces gestes appliqués - jeter nos détritus, bien trier nos déchets -, ces petites cérémonies quotidiennes d'enfants obéissants qui ne veulent pas se faire gronder ? Faisons-nous réellement notre part du travail en nous contentant de laisser un espace vert dans l'état exact où nous l'avons trouvé ?
Car enfin, il n'y a nul héroïsme à trier correctement, et celui qui oublie son sac en plastique dans une aire de pique-nique ne détruit pas la planète, n'abîme pas la nature. Il empêche simplement tous les autres de croire qu'ils vivent dans un monde où le déchet serait maîtrisé, où la consommation de masse ne serait pas un problème. Sa négligence ne nuit pas à cette « nature » substantialisée qui a, depuis bien longtemps, cessé d'être. Elle égratigne seulement l'image que nous aimons entretenir de nous-mêmes, citoyens respectueux de leur environnement, qui voulons garder à tout prix les mains propres, laissant à d'autres acteurs, clairement identifiés sous le nom de « multinationales », le soin de saigner la terre et de semer la guerre pour garantir la satisfaction de nos besoins fondamentaux. Il faudra, pour finir, que se déchire le discours public injonctif, qui ne sert qu'à faciliter le processus économique de recyclage et le management commercial des déchets ménagers. Apparaissent alors les 98.5% de déchets restants, cette masse incommensurable et toxique produite par nos industries, mais aussi la pollution invisible qui contamine jusqu'à nos propres organismes. Bref, on parvient à envisager ces questions à travers un autre prisme que celui de la responsabilité individuelle et des ordures ménagères, on entrevoit l'ampleur du problème et la logique qui prévaut, de l'extraction des matières premières aux flux des déchets externalisés.
Un voile peut se déchirer, puis un autre, puis encore un autre. Les voiles qui se déchirent ne réparent rien, ne restituent pas à l'espace clivé sa continuité. Les voiles qui se déchirent n'apportent aucune satisfaction, et la plus absurde serait de croire que l'on a atteint quelque chose. La mort continue de rôder en nous, autour de nous. Le faux sourire continue de régner sur la face béate de notre monde creux. L'hémorragie ne s'atténue pas d'une goutte, simplement, désormais, nous savons : nous avons, nous aussi, les mains sales. Et la tache n'est pas près de partir.
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Sa négligence ne nuit pas à cette « nature » substantialisée qui a, depuis bien longtemps, cessé d’être. Elle égratigne simplement l’image que nous aimons entretenir de nous-même, citoyens respectueux de leur environnement, qui voulons à tout prix garder les mains propres, laissant à d’autres acteurs, clairement identifiés sous le nom de « multinationales », le soin de saigner la terre et de semer la guerre pour garantir la satisfaction de nos besoins les plus fondamentaux.
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C’est à Berlin que cette histoire commence, comme peut-être commencent désormais à Berlin toutes les histoires de ruine, de hantise et d’oubli. Nous sommes au tout début du XXIe siècle et je travaille, presque par hasard, au sein d’une commission qui recherche, dans les archives berlinoises, les dossiers de demandes d’indemnisation des descendants ou des proches parents de victimes juives de spoliation durant la Seconde Guerre mondiale. Je lis les dossiers et les descriptions des objets perdus : les souvenirs d’appartements et de commerces, les machines à coudre, l’horloge, le manteau, le nom de mon père, celui de ma grand-mère, ma tante et je l’aimais, il ne me reste plus rien d’eux. Je lis les calculs établis par l’administration allemande, les réponses ; le langage des uns n’est pas celui des autres, la réponse ne répond jamais à la demande, et dans cet écart grandit mon malaise, celui de nous tous qui travaillons ici, équipe d’étudiants franco-allemands réunis par une jeune sociologue aux vues éclairées. Lorsque je ne suis pas au « bureau », j’erre beaucoup dans cette grande ville qui s’y prête terriblement.
Aux abords de la Postdamer Platz, je vois pour la première fois, sans savoir de quoi il s’agit, ce chantier qui m’intrigue, de la terre et des stèles ; il ne s’agit pas d’un cimetière, mais ce sont bien des stèles, sur un périmètre assez vaste, encore interdit au public. Quelle impression étrange que ce cimetière sans morts, ces plaques sans noms, ce neuf, à partir de quoi ? J’apprends incidemment qu’un mémorial se prépare. Et l’idée me semble plus incongrue encore, à deux pas de cette place en chantier elle aussi, et qui ressemble, pour ce que j’en vois d’achevé, à une maquette grandeur nature, à une incarnation neutre du toc, où résonne, dans toutes ses nuances, l’adjectif « construit ».
Confrontée, jour après jour, au plus concret de la disparition, celle des corps et des objets (un forfait de quelques centaines de Deutsche Marks s’ajoute systématiquement à l’indemnisation, quand celle-ci a lieu ; c’est le montant moyen des « dernières possessions », ce que contenait la valise, ce que portaient les personnes sur elles avant d’être tuées), je doute qu’un mémorial, circonscrit dans un espace aussi passant, aussi peu propice au recueillement, puisse avoir l’effet escompté. Et quel effet, d’ailleurs ?
Lorsque je retourne à Berlin, quelques années plus tard, le mémorial est achevé, et mon scepticisme s’adoucit un peu, pour deux raisons : j’ai vu, sur les stèles, des petits cailloux. C’est le geste que l’on fait dans les cimetières juifs : on pose une petite pierre sur la tombe. Des gens sont venus et ils ont eu ce geste pour ces stèles qui, par là même, parce que reconnues comme telles, perdent leur artificialité, deviennent espace de recueillement.
L’autre raison, c’est que le monument n’a pas de limite fixe. Il se compose de rangées de stèles de hauteur variable ; au fur et à mesure que l’on s’approche du bord, les stèles sont de plus en plus basses, jusqu’à ce qu’elles ne soient plus que rectangles visibles sur le sol, rectangles qui se retrouvent encore, dispersés, aux abords du mémorial. Il n’y a ni entrée ni sortie, et ces marques au sol, qui dépassent des limites qu’on voudrait assigner au lieu, font signe vers l’extérieur, comme si, véritablement, la ville entière (le pays, le continent) portait, invisibles, ces tombes vides. Je pense au mémorial comme à un épicentre, à un espace dynamique où se matérialise un tremblement, une inquiétude de mémoire qui, lorsque l’on s’en éloigne, nous accompagnerait, nous ferait voir, dans toute la ville (le pays, le continent), ces tombes absentes, ce cimetière fantôme. Je finis par me consacrer à cette question qui me travaille. Une thèse, cinq ans.
Au lendemain de la soutenance, je tourne une page. Alors que tout tendait à ce que je me « spécialise », je prolonge, plus ou moins à contre-cœur, cette recherche par des articles connexes, puis plus rien.
Quelques années passent et une nouvelle question prend forme, qui me fascine. Je me retrouve, en apparence, complètement ailleurs. En apparence seulement, car c’est de nouveau un lieu que je veux explorer, c’est de nouveau une présence invisible qui me préoccupe, m’inquiète, me hante. Seulement, ce lieu, c’est une décharge, celle de Fresh Kills, telle qu’elle apparaît terrifiante et majestueuse, dans Outremonde, de Don DeLillo.
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On savait que grâce au recyclage, une canette de bière peut se transformer en vélo, mais que devient la terre lorsqu’elle est recyclée ? Elle redevient elle-même ? Dans un reportage consacré à la transformation miraculeuse, l’anthropologue chargée de superviser la réhabilitation explique que New York a été bâtie, comme toutes les grandes villes, sur des déchets, qu’il suffit de creuser un peu pour trouver ces reliques, qu’il en va de même pour Central Park.

correction
sauf que sous Central Park, on a la roche dure les gneiss qui affleurent, usés par l'érosion glaciaire, ils sont là depuis 1.1 milliard d'années. Ils en ont vu passer des hétérotopies.
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J’ai tenté de saisir, depuis, s’il n’y avait pas un lien entre mes deux recherches, une sorte de fil souterrain qui relierait Berlin à Staten Island. La seule constante réelle, celle qui pour moi importe, c’est la surdité et l’aveuglement volontaires dont nous savons faire preuve collectivement. Pour dire nettement les choses, alors qu’on s’interroge aujourd’hui encore à propos de l’héritage d’ « Auschwitz », de la marque laissée par l’extermination sur notre culture, il m’apparaît que c’est aussi d’Oswiecim, petite ville polonaise, ou de Mauthausen, ville d’Autriche (pour reprendre le titre de l’étude de Gordon J. Horwitz, historien qui retrace la vie des habitants de Mauthausen, dans le voisinage du camp), que nous sommes héritiers : ces bourgades calmes et industrieuses, imperturbables, au bord de l’horreur. Et il y a un vertige à considérer ces villes où une vie normale suivait son cours.
Ces temps sont révolus, n’est-ce pas ?
Pour parvenir à « fonctionner » dans notre monde, il reste pourtant nécessaire de fermer les yeux, d’alléger notre conscience, de l’ancrer dans un présent inoffensif et lisse.
La question du devenir de nos ordures ménagères est légère, dans le sens où aucune vie n’est en jeu, aucune mort, mais elle est symptomatique de l’aveuglement volontaire dans lequel nous vivons. Si le désastre écologique associé à notre consommation effrénée est préoccupant, s’il semble désormais évident qu’aucun geste de « sauvera » la planète, sinon un geste révolutionnaire et un changement radical de nos modes de production, ce qui me frappe surtout, c’est l’enclave mentale que nous nous construisons, l’illusion d’une ville propre, d’où disparaissent comme par magie tous les déchets, toutes les salissures.
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Si je lève les yeux du roman de Don DeLillo, c’est pour les plonger dans d’autres livres, mais aussi pour regarder vers New York, Staten Island. L’immense décharge de Fresh Kills fermée depuis 2001 est en cours de réhabilitation. Elle deviendra, une fois achevé ce chantier de transformation immense, un parc récréatif naturel ouvert aux habitants de Staten Island et à tous les New-Yorkais, le Central Park du XXIe siècle. Sur le site de l’Alliance, association chargée de la promotion du futur parc, on peut déjà voir les images de ce que deviendra le projet une fois achevé : une pure nature, des prairies qu’un vent léger fait ondoyer, des images de synthèse aux bleus et aux verts saturés, sur lesquelles on n’a pas oublié les petites silhouettes en habits légers, joggeurs en plein effort, promeneurs aux sourires éclatants, chiens et enfants. Le slogan de l’Alliance annonce la « bonne nouvelle » : Recycle the Land, Reveal the Future. On savait que grâce au recyclage, une canette de bière peut se transformer en vélo, mais que devient la terre lorsqu’elle est recyclée ? Elle redevient elle-même ? Dans un reportage consacré à la transformation miraculeuse, l’anthropologue chargée de superviser la réhabilitation explique que New York a été bâtie, comme toutes les grandes villes, sur des déchets, qu’il suffit de creuser un peu pour trouver ces reliques, qu’il en va de même pour Central Park. Simplement, aujourd’hui, on considère qu’il s’agit d’archéologie urbaine, rien de plus.
J’apprends aussi qu’à Paris, tout parc présentant quelque relief a été, même brièvement, une décharge : les carrières des Buttes-Chaumont, le parc Montsouris, et même, oh ! même le petit labyrinthe du Jardin des Plantes. La pratique est ancienne, même si elle a de quoi surprendre, et pourtant, je ne puis m’empêcher de considérer le futur parc de Staten Island comme une incarnation du simulacre, le lieu artificiel par excellence, non seulement parce qu’il est constitué des restes de plus de soixante ans de consommation effrénée, mais surtout parce qu’il veut se faire passer pour ce qu’il n’est pas : un parc naturel, comme si la bonne volonté, associée à l’intelligence des ingénieurs et des concepteurs, pouvait effacer des décennies de mépris. Mépris de ce territoire naturel, marche saline, marais impropre à tout usage commercial, mais abritant une faune et une flore variées ; mépris pour les habitants de Staten Island, ceux de l’île, les bouseux, à qui on relègue la décharge, la puanteur, tout ce dont on ne veut pas.
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Comment ignorer qu'à force de ne pas voir, littéralement, que nous avons fait et faisons allégeance à l'ordre qui nous alimente et nous donne une place, nous oublions le prix à payer lorsque l'on vit la conscience divisée?
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La question du devenir de nos ordures ménagères est légère, dans le sens où aucune vie n'est en jeu, aucune
mort, mais elle est symptomatique de l'aveuglement volontaire dans lequel nous vivons. Si le désastre écologique associé à notre consommation effrénée est préoccupant, s'il semble désormais évident qu'aucun geste ne "sauvera la planète", sinon un geste révolutionnaire
et un changement radical de nos modes de production, [...]
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Les lieux que nous ne voulons pas voir, les séparations mentales que nous construisons entre ici et là-bas
(qui peut être juste à côté de nous), sont pléthore. Si le confort que l'on y gagne est évident, comment mesurer
ce que l'on y perd, ce qui de nous se dessèche et s'atrophie, et nous laisse, le regard émoussé, perdus dans un
semblant de réel qui ne peut pas suffire ?
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Parmi les photos que je n’ai pas prises aujourd’hui : un homme endormi sur une chaise de bureau, sur le trottoir, deux grands sacs poubelles noirs posés à côté de lui. L’image n’aurait rien dit de plus que ce qu’hélas nous savons déjà : d’un côté ceux qui avancent, et de l’autre le bord du trottoir. Entre le bon et le mauvais côté, la frontière est parfois floue, car l’espace urbain n’est pas homogène.
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