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Critique de Nastasia-B


Si vous ne connaissez pas du tout l'oeuvre d'Anton Tchekhov, alors, peut-être est-il bon de commencer par là.
En effet, voici deux pièces maîtresses de sa production dramaturgique et, très sincèrement, ça vaut un petit détour.

Tout d'abord, ma favorite, Oncle Vania. C'est un petit bijou que signe l'auteur avec ce tonton Vania (diminutif d'Ivan, rien à voir avec un quelconque représentant en serviettes hygiéniques).
Il a l'art de créer des ambiances, dans ses pièces, où tout semble voué au capotage. Des gens contraints de vivre ensemble et qui ne peuvent pas se souffrir, certains qui en aiment d'autres sans qu'il y ait de réciprocité, des ambitions inassouvies, des attentes, des frustrations, bref, un cocktail détonnant pour planter le décor d'une bonne empoignade familiale !
Jugez plutôt : Vania déteste Sérébriakov, l'ex-mari de sa soeur défunte, mais il aime Eléna, la nouvelle épouse de celui-ci. Sonia, la fille de Sérébriakov aime le docteur Astov, qui lui aussi aime Eléna, qui elle n'aime personne, tout comme son mari Sérébriakov d'ailleurs.
Une véritable orfèvrerie de situation pourrie où les protagonistes ont ruminé de longue date leurs frustrations respectives. Ajoutez là-dessus le sel d'un tempérament bien trempé, ironique, caustique, sarcastique tel que celui de l'Oncle vania, le tout doublé d'une sérieuse tendance à démarrer au quart de tour et vous aurez une petite idée de l'ambiance de plomb qui règne dans cette maison de campagne.
Hormis ce cadre relationnel, Tchékhov peaufine aussi le background historique des personnages et l'environnement géographique rural, théâtre de cette pièce : Sérébriakov est un professeur à la retraite, surtout expert en glose, qui jouit d'une certaine célébrité et qui a toujours vécu en ville, loin des préoccupations matérielles.
Mais étant retiré, et faute de moyens suffisants, il est venu s'installer avec sa jeune et jolie nouvelle femme Eléna dans la maison appartenant à sa première épouse décédée, une grosse ferme à la campagne. le domaine fonctionne depuis des lustres grâce à l'abnégation et l'énergie de Vania et de sa nièce Sophia, fille du professeur de son premier mariage.
On apprend que depuis des années, le professeur tire ses revenus du travail de Sophia et Vania, lequel a ouvert récemment les yeux sur le talent douteux de Sérébriakov ainsi que sur Eléna, dont il est tombé follement amoureux.
À travers les yeux de Sophia et Vania, l'un et l'autre non désirés et pourtant méritants, Tchékhov nous peint un tableau touchant, tragique, bouché et sans issue, d'une existence ratée où il ne reste guère que le suicide ou l'abnégation. C'est donc un regard assez déprimant mais non dénué de vérité sur la condition humaine et son non-sens.
En outre, au-delà des frustrations et vitupérations de Vania, il me faut signaler l'autre personnage hyper intéressant de cette pièce, en la personne du docteur Astov. Si l'on se souvient que l'auteur était lui-même médecin, on comprend qu'il y a mis une certaine dose de sa propre personne.
J'en retiens surtout un étonnant discours écologiste et une vision du développement durable très en avance sur son époque. Ceci n'est probablement pas étranger au fait qu'Anton Tchékhov fit son fameux voyage à l'île de Sakhaline dans la même période où il remaniait sa pièce "le sauvage" qui allait aboutir à cette pièce, constatant au passage l'étendue de l'impact négatif de l'Homme sur la nature.
À plusieurs égards, cet Oncle vania nous donne un avant goût du "style" Tchékhov qui s'épanouira par la suite, par exemple dans "La Mouette", mais avec une légère préférence quant à moi pour cette version primitive de son style, un peu moins intellectuel ou oscarwildesque, un peu plus franchouillard dans l'acception la plus comique du terme, c'est-à-dire quelque chose qui ressemble au cinéma de Michel Audiard des années 1960-70.

Passons maintenant à La Cerisaie, oeuvre beaucoup plus tardive, plus nostalgique et plus symbolique. Les cerisiers en fleur (n'oublions pas la vogue japonaise qui avait frappé l'occident durant le XIXème siècle) symbolisent le raffinement, l'esthétique, l'éphémère, l'art, le faste, le tape-à-l'oeil, la frivolité, en un mot l'aristocratie.
Ceci s'oppose bien évidemment au matérialisme, au pragmatisme, à la terre, au sol, en tant que quantité de mètres carrés sur lesquels poussent ces arbres.
C'est donc tout un symbole que la cession de la Cerisaie (demeure et domaine de la noblesse russe) par l'aristocratie à la bourgeoisie et c'est ce symbole que choisit Anton Tchékhov pour nous montrer la fin d'une époque, la prise de pouvoir par les financiers au tournant du XXème siècle, notamment suit à l'abolition du servage en Russie en 1861.
Cette pièce est donc tout-à-fait dans la droite lignée des Démons (Les Possédés) de Dostoïevski. Tchékhov sent aussi parfaitement monter les ferments de ce qui sera la révolution de 1917.
Pour nous montrer cette décadence, cette perte de contrôle de l'aristocratie, ce manque de lucidité, au début de la pièce, chaque personnage est dans sa propre bulle, chacun répond à côté de la plaque, sauf l'homme d'affaire, descendant de paysan, Lopakhine, qui, lui, a bien perçu que le vent a tourné et qu'il apporte des odeurs de roussi.
Tous les autres sont dans les mirages d'un monde et d'une époque qui a disparu, révolue, qui s'est évanouie pour laisser place à une autre, mais que leurs yeux sont incapables de déceler, sauf peut-être l'étudiant utopique Trofimov, ancien précepteur d'un enfant qui est mort (encore un symbole !) et qui attend béatement l'heure du changement en s'imaginant que tout sera bonheur, liberté et égalité si une révolution survient.
En ce sens, c'est-à-dire, la poursuite des chimères, la non perception de la réalité, cette pièce se rapproche de la Mouette. C'est probablement la pièce la plus célèbre de Tchékhov, mais, définitivement, ce n'est pas ma préférée, car Oncle vania m'a beaucoup plus séduite.
Évidemment, le ton Tchékhov, la facture Tchékhov, les ingrédients Tchékhov sont tous là, et comme ses trois soeurs (excusez-moi le calembour, il s'agit évidemment de la Mouette, Oncle vania et Les Trois Soeurs) c'est une tragi-comédie grinçante et très typique de l'auteur.
On peut juste préciser que certaines mentions, notamment aux vacanciers, à la révolution latente, aux changements économiques annoncent ou font écho à l'oeuvre de Gorki.
Voilà, si je dois conclure, je dirais que cette pièce, très caractéristique du style Tchékhov est un trait d'union entre Dostoïevski et Gorki, le témoin d'un pan de l'histoire russe qui s'effondre et d'un autre, à créer.
Ce n'est pourtant pas celle que je porte le plus dans mon coeur, excusez-m'en, et je place largement devant dans mon coeur Oncle Vania.
En outre rassurez-vous, ce n'est là que mon avis, c'est-à-dire, une floraison aussi futile et éphémère que celle d'une branche de cerisier, autant dire, pas grand-chose.
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