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Ça vous dirait un petit séjour dans une station bagne & air ? Anton Tchékhov nous offre ici une très étrange contribution à l'histoire mondiale de la littérature. Bien malin celui ou celle qui pourrait catégoriser cet écrit de façon formelle. Tout d'abord récit de voyage dans les quatorze premiers chapitres puis rapport d'analyse quasi scientifique dans les neuf chapitres suivants. C'est autant au Tchékhov médecin qu'au Tchékhov écrivain auquel nous avons affaire, triplé du Tchékhov journaliste, acteur social et politique. Le contexte : 1890, il fait beau, Anton s'ennuie et a des fourmis dans les jambes, donc, que fait-il ? Il prend ses clics et ses clacs et s'embarque pour le bagne de l'île de Sakhaline (c'est un peu comme si Victor Hugo avait décidé de faire une virée aux îles du Salut en Guyane), sans aucun mandat officiel, avec le risque éminent de se faire refouler à l'entrée, histoire d'avoir une idée de ce qu'est ce bagne insulaire et des conditions de vie endurées par les condamnés. Cette île, située à peu près à la même latitude que la France, jouit de sa splendide position aux confins de la Sibérie et de la glaciale mer d'Okhotsk qui lui confère un climat semi polaire océanique, caractérisé par un froid humide constant, difficilement supportable l'été et cent fois pire en hiver. L'auteur va entreprendre une tâche pharaonique, à savoir se rendre dans toutes les isbas des relégués ou les centres pénitentiaires afin de faire un recensement précis et exhaustif de toutes les informations que l'on peut raisonnablement obtenir des bagnards. Bien que dans cet ouvrage Tchékhov nous donne souvent son avis et à ce titre, pourrait faire penser à un essai politique, le plus souvent, l'auteur choisit une certaine objectivité, une distanciation, se borne à apporter des éléments de compréhension et de comparaison afin que son lecteur se fasse sa propre opinion. Il est bien évident que les conditions sanitaires, l'aliénation physique et mentale des condamnés, l'âpreté générale de la vie sur l'île sont les axes majeurs de l'oeuvre. Mais pas seulement, et loin s'en faut ; Tchékhov souligne aussi, à chaque fois que c'est justifié les manquements et les réussites de l'administration pénitentiaire, il nous évoque l'aveuglement, soit volontaire, soit par négligence ou soit par désintéressement, de la Russie d'Europe, commanditaire de cette institution. Il donne des éléments ethnographiques sur les populations locales, des informations biologiques ou géographiques sur l'île, raconte des anecdotes ou cite des références bibliographiques techniques. Au final, cet étonnant ouvrage qui annonce le terrifiant "Archipel du Goulag" d'Alexandre Soljenitsyne, se veut probablement une dénonciation du bagne en tant que "moyen d'amendement du condamné" car selon lui, la rudesse et les déviances subies par des lascars déjà assez rudes et déviants engendre une rudesse et une déviance plus coriaces encore, mais aussi une dénonciation du système de "colonie" pénitentiaire. En effet, selon lui, la colonisation de cette terre très hostile présente et nécessite des exigences bien particulières afin de mettre les colons en situation de réussite pour tendre vers l'autosuffisance, conditions jamais réunies même pour les paysans proscrits de bonne foi et qui cherchent réellement à reconstruire un foyer et à vivre de leur travail (c'est-à-dire ceux qui ont fini leur temps au bagne, mais qui doivent demeurer sur l'île leur vie durant car la relégation définitive faisait aussi partie de la peine, donc une forme patente de double peine). Tchékhov laisse d'autant mieux l'opinion finale au lecteur qu'il ne donne pas de conclusion, laissant à chacun sa libre perception des éléments fournis (même si cette liberté n'est que polichinelle et que son message demeure très clair et sérieusement orienté vers l'intelligentsia russe de l'époque en une sorte de "vous ne pourrez plus dire qu'on ne savait pas"). En somme, un véritable petit OVNI littéraire, mais ceci n'est que mon avis, digne de relégation parfois, c'est-à-dire, pas grand chose. + Lire la suite |