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Critique de dourvach


"Une banale histoire" (Скучная история - "Skoutchanïa historia") s'avère une merveilleuse porte d'entrée dans l'univers puissant (puisque parlant aux lecteurs de tous temps et tous bains culturels) du nouvelliste et dramaturge Anton TCHEKHOV (1860-1904). On comprend dès lors pourquoi trois cinéastes aussi notables qu'universels, aussi discrets qu'intimistes comme le sont Wojciech Jerzy HAS (en Pologne), Nuri Bilge CEYLAN (en Turquie) et Andreï ZVIAGUINTSEV (en Russie) révèrent son art littéraire, aussi original qu'immortel...

HAS, justement, adapta en 1982 la nouvelle sous son titre "Une histoire banale" ("Nieciekawa Historia"), au sortir de l'inoubliable labyrinthe spatio-temporel kaléidoscopique de "La Clepsydre" ("Sanatorium pod Klepsydra", 1973) – une superbe adaptation des nouvelles du poète prosateur graphiste Bruno SCHULZ (1892-1942) ; il en tira à nouveau une oeuvre inoubliable, d'une puissance émotionnelle et picturale inégalable [Ces deux films étant accessibles sur leur support DVD, édités par Malavida].

La dépression du vieux professeur Nicolaï est donc incurable. Sa situation matrimoniale est peu enviable : Varia, sa femme, est devenue une petite bourgeoise matérialiste (pléonasme) et leur fille adorée Lisa une charmante bécassine férue de musique, élève du Conservatoire et sous le charme d'un fat dénommé Gnäcker ; le fils est cité simplement par Nicolaï (son père) comme "l'officier de Varsovie"... Nicolaï est au fond navré de mépriser son épouse – celle qu'il adulait jadis – et de supporter aux repas familiaux la fatuité et l'omniprésence du prétendant de sa fille...

Le récit (comprenant six chapitres, parfaitement clos) débute à la troisième personne du singulier avant que nous découvrions que le narrateur s'est introduit comme un être dont il parle comme de l'extérieur, presque sans affects : il devient alors "Je", irrémédiablement "je", et ce jusqu'à sa fin... Dans le film de HAS, c'est la voix off de l'acteur Gustav Holoubek qui nous introduira toujours plus profondément par la causticité critique et ses mille sarcasmes habituels, tout au fond des abîmes du vieux professeur "revenu de tout"...

On peut faire un parallèle avec la nouvelle la plus désespérée de Stefan ZWEIG : "Destruction d'un coeur" ("Untergang eines Herzens", 1927) au terme de laquelle le protagoniste meurt à quelques mètres des siens, dans l'indifférence d'une famille qu'il a gâtée et qui semble avoir "oublié" jusqu'à son existence... Autre constat poignant, d'une concision rare, à l'impact émotionnel considérable et d'une même noirceur irrémédiable.

Mais – tout comme dans la fameuse chanson de Brel ["Ces gens-là"] – il y a non pas "Frieda, qu'est belle comme un soleil" mais bien un espoir humain (d'apparences solaires) que constitue la fille adoptive du couple : la jeune Katia, actrice de théâtre en rupture de ban, anciennement amoureuse, fille-mère ayant perdu son enfant – et que nous découvrons cependant peut-être encore plus désespérée que Nicolaï : tous les humains lui insupportent, plus encore qu'à Nicolaï...

Katia habite donc seule une maison proche de celle de la famille Stépanovitch, meublée de bien étrange façon, succession d'innombrables divans et de tableaux encadrés dépareillés : le superbe plan-séquence onirique du film de HAS (de quelques minutes, commençant par la phrase en voix-off "Elle disait...") nous rendra tout son intérieur et sa silhouette filmés en clair-obscur proprement inoubliables.

L'orpheline et le vieux professeur sont unis par un lien affectif trouble : fait à la fois d'une compréhension muette, d'un profond recul vis-à-vis d'autrui (toujours si décevant) et d'attirance mutuelle qui ne dit pas son nom.

La scène finale – si lyrique et poignante dans l'adaptation cinématographique de HAS – en cette chambre d'hôtel nue de la "ville grisâtre" de Kharkov scellera leur ultime entrevue, en forme d'incompréhension définitive et d'impossibilité de fuite pour les deux personnages... Nicolaï est convaincu qu'il mourra dans quelques mois et Katia, dès lors, s'en va sans un mot (et sans se retourner) vers d'autres horizons désespérés. Elle n'a que 22 ans...

Katia ("Katarzyna" dans le film polonais) fut incarnée à l'écran par la lumineuse actrice Hanna Mikuć.

Insistons enfin sur l'excellence de ce délicat passage de la musicalité de la langue russe jusqu'à un français magnifiquement dépouillé, sans fioritures, au classicisme lapidaire : merci donc au duo de traducteurs Edouard Parayre et Lily Denis !

Mais cessons là : les quatorze critiques qui précédent la nôtre vous amèneront sans doute à lire ces "Fragments du journal d'un vieil homme" d'une seule traite !

Cette nouvelle fut écrite en 1889, alors que son auteur à l'extraordinaire maturité n'avait que 29 ans, se révélant capable d'incarner avec si grand crédit un personnage au crépuscule de son existence : Nicolaï, "LE" Professeur de Médecine au terme de sa brillante carrière, âgé de 62 ans durant ces quelques semaines de la nouvelle où nous partageons son intimité). On pense alors à cette autre génie de l'intériorisation, grand familier de la Psyché humaine que sera Georges SIMENON (1903-1989).

Mais sans doute (comme nous l'espérons...) vous précipiterez-vous pareillement sur le très beau film éponyme de Wojciech Jerzy HAS (1925-2000), toujours si incroyablement méconnu...

Cf. lien à notre critique publiée sur le site Critikat : https://www.critikat.com/panorama/analyse/une-histoire-banale/
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