L’ennui ne me fait aucune peur. Il y a morsure plus douloureuse : le chagrin de ne pas partager avec un être aimé la beauté des moments vécus. La solitude : ce que les autres perdent à n’être pas auprès de celui qui l’éprouve. A Paris, avant le départ, on me mettait en garde. L’ennui constituerait mon ennemi mortifère ! J’en crèverais ! J’écoutais poliment. Les gens qui parlaient ainsi avaient le sentiment de constituer à eux seuls une distraction formidable. « Réduit à moi seul, je me nourris, il est vrai, de ma propre substance, mais elle ne s’épuise pas… » écrit Rousseau dans les Rêveries.
Plus on connait les choses, plus elles deviennent belles.
Ce n'est pas rien d'être grains de poussière en ce monde.
S'installer dans le réduit d'une hutte sibérienne,c'est gagner la bataille contre l'ensevelissement des objets.
Je voulais régler un vieux contentieux avec le temps.
J'admire les gens mutiques,je m'imagine leurs pensées.
J'ai connu l'hiver et le printemps,le bonheur,le désespoir et finalement la paix.
Deux kayakistes allemands arrivent du nord au soir tombant. Ils plantent leur campement sur les plages du cap, à cinq cent mètres de la cabane, et viennent recharger leurs équipements électroniques sur mes batteries solaires. Il faut regarder leurs photos, leurs films, échanger des adresses Internet. Aujourd'hui, quand on rencontre quelqu'un, juste après la poignée de main, et un regard furtif, on note les noms de sites et de blogs. La séance devant les écrans a remplacé la conversation. Après la rencontre, on ne conservera pas le souvenir des visages ou des timbres de voix, mais on aura des cartes avec des numéros. La société humaine a réussi son rêve: se frotter les antennes à l'image des fourmis.
Je suis assis à la table de Volodia et regarde par la fenêtre se succéder les images de la Russie éternelle. Les Russes, pour parler des zones reculées, utilisent le terme de gloubina: la profondeur. Irina, coiffée de son fichu, nourrit son oie dans le potager. Un bouc passe, suivi d'un chat. Cette fenêtre ressemble à un tableau de Repine.
A chaque fois que les pêcheurs russes visitent ma cabane j'ai l'impression que la division de cavalerie est venue bivouaquer dans mon potager. Fatalisme, spontanéité, despotisme: les traits du caractère mongol ont été inoculés dans le système veineux slave. Le nomade affleure sous le bûcheron. L'affreux marquis de Custine avait raison: la Russie est "chargée de traduire l'Asie à l'Europe".
Moyennant quoi, je passe une heure à remettre de l'ordre dans mon intérieur défait.