Il faudrait lui dire qu'il ne s'agit pas de révolution. Ces troubles à l'ordre public ne visent pas à renverser le monde bourgeois mais à y accéder. Entend-on les jeunes gens réclamer liberté, puissance et gloire ? Pourquoi brûle-t-on les voitures dans ces couronnes de misère ? Pour critiquer les ravages de la technique et du marché sur les sociétés ou par dépit de ne pas posséder les plus belles et les plus grosses d'entre elles ?
J'essaie de prendre une photo de ce phénomène mais l'image ne rend rien du rayonnement. Vanité de la photo. L'écran réduit le réel à sa valeur euclidienne. Il tue la substance des choses, en compresse la chair. La réalité s'écrase contre les écrans. Un monde obsédé par l'image se prive de goûter aux mystérieuses émanations de la vie. Aucun objectif photographique ne captera les réminiscences qu'un paysage déploie en nos cœurs.
Le silence me revient, l'immense silence qui n'est pas l'absence de bruit mais la disparition de tout interlocuteur. L'amour monte en moi pour ces bois peuplés de cerfs, ce lac gorgé de poissons, ce ciel traversé d'oiseaux.
Penser qu'il faudrait le prendre en photo est le meilleur moyen de tuer l'intensité d'un moment.
Il paraît que des hommes regardent les hanches des femmes pour savoir si elles feront de bonnes génitrices. D’autres fixent les yeux pour deviner si elles feront des amantes captivantes. D’autres estiment la longueur des doigts pour se faire une idée de leur sensualité. Certains coulent des regards identiques sur la géographie.
La glace craque. Des plaques compressées par les mouvement du manteau explosent. Des lignes de faille zèbrent la plaine mercurielle, crachant des chaos de cristal. Un sang bleu coule d'une blessure de verre.
Les théoriciens de l'écologie prônent la décroissance. Puisque nous ne pouvons continuer à viser une croissance infinie dans un monde aux ressources raréfiées, nous devrions ralentir nos rythmes, simplifier nos existences, revoir à la baisse nos exigences. On peut accepter ces changements de plein gré. Demain, les crises économiques nous les imposeront. La décroissance ne constituera jamais une option politique. Pour l'appliquer, il faudrait un despote éclairé. Quel gouverneur aurait le cou- rage d'imposer pareille cure à sa population ? Comment convertirait-il une masse à la vertu de l'ascèse ? Convaincre des milliards de Chinois, d'lndiens et d'Européens qu'il vaut mieux lire Sénèque qu'engloutir des cheeseburgers?
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Je me fis alors le serment de vivre plusieurs mois en cabane, seul. Le froid, le silence et la solitude sont des états qui se négocieront demain plus chers que l'or. Sur une Terre surpeuplée, surchauffée, bruyante, une cabane forestière est l'eldorado. A mille cinq cents kilomètres au sud, vibre la Chine. Un milliard et demi d'êtres humains s'apprêtent à y manquer d'eau, de bois, d'espace. Vivre dans les futaies au bord de la plus grande réserve d'eau douce du monde est un luxe. Un jour, les pétroliers saoudiens, les nouveaux riches indiens et les businessmen russes qui traînent leur ennui dans les lobbys en marbre des palaces le comprendront. Il sera temps alors de monter un peu plus en latitude et de gagner la toundra, Le bonheur se situera au-delà du 60 parallèle Nord.
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Malevitch écrivit: Quiconque a traversé la Sibérie ne pourra plus jamais prétendre au bonheur
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L'homme libre possède le temps. L'homme qui maîtrise l'espace est simplement puissant. En ville, les minutes, les heures, les années nous échappent. Elles coulent de la plaie du temps blessé. Dans la cabane, le temps se calme. Il se couche à vos pieds en vieux chien gentil et, soudain, on ne sait même plus qu'il est là. Je suis libre parce que mes jours le sont.