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Critique de Valdimir


Dans sa nouvelle "La bibliothèque de Babel", Jorge Luis Borges imaginait une bibliothèque gigantesque contenant tous les livres possibles, écrits ou à venir, mais pour la plupart illisibles car formés par la combinaison au hasard des lettres de l'alphabet. Cette nouvelle fameuse ne fait cependant que quelques pages et le lecteur en apprend finalement assez peu sur la bibliothèque et ses habitants. Aussi n'ai-je pas hésité lorsque j'ai découvert l'existence de cet ouvrage de Bernard Thierry, énigmatiquement intitulé Livre, qui entreprend d'élargir le thème de la bibliothèque univers à la dimension d'un roman. Ou plutôt si, j'ai hésité, le tableau allait-il être à la hauteur de l'esquisse ? Borges n'avait-t-il pas lui-même affirmé qu'une nouvelle suffit à développer une idée et qu'un roman est toujours trop long ?
Entrer dans Livre, c'est éprouver un choc. le texte ne contient pas de majuscules, il est composé de paragraphes numérotés, d'inégale longueur, de quelques lignes à quelques pages. Les seuls vingt-six caractères utilisés nous font comprendre que ce livre sort tout droit de la bibliothèque qu'il dépeint. le lecteur est d'abord désorienté par le manque de liens apparents entre paragraphes, puis à mesure qu'avance la lecture une petite musique s'élève et devient reconnaissable : elle est polyphonique, ce sont plusieurs voix qui s'expriment, celles des différents groupes de gens qui écrivent sur les murs avec leur sang, celle de la bibliothèque elle-même, "froide, changeante, parfois inquiète, souvent prétentieuse", et aussi la voix du personnage central qui forme une arche narrative qui guide le lecteur à travers la bibliothèque. L'écriture ne cherche pas à imiter le style de Borges mais on y retrouve le même mélange de poésie et d'ironie qui en fait le charme.
Par petites touches, d'un paragraphe à l'autre, nous découvrons la logique et les folies des êtres qui résident dans ce monde de lettres, sédentaires, nomades, solitaires, confréries et mystiques de tout bord, avec le zéro qu'interdisent les hommes qui ne dorment jamais ou la légende du vieux peuple qui n'a plus voulu vivre. le narrateur lui-même est un "questeur". Il appartient à une école qui s'est donné pour mission de séparer la vérité de l'erreur, du mensonge et de tout le non-sens qui flotte dans la bibliothèque ; elle s'oppose en cela à d'autres communautés, celles des "copistes", dont le but est de rassembler tous les savoirs sans distinction. Je ne crois pas me tromper en disant que nous avons là une métaphore de la science et des humanités. La quête du narrateur va l'amener à quitter son école pour s'enfoncer très loin dans la bibliothèque à la recherche de réponses, un voyage initiatique qui entraîne le lecteur dans un labyrinthe de paradoxes que je ne peux comparer à rien d'équivalent. Sous des dehors abstraits, ce dont l'auteur nous parle c'est de notre angoisse moderne dans un environnement à l'information proliférante où se multiplient fake news et théories complotistes qui "cachent le faux dans le vrai et enfouissent le vrai dans le faux". Comment arriver à des certitudes raisonnables alors que "nous vivons dans un enfer de l'information où pour notre malheur la déformation de l'information est encore de l'information" ? Kafka à l'heure des technologies médiatiques et d'internet….
Pas d'amour, de sexe ou de haine dans ce texte, mais partout se ressent l'inquiétude de la condition humaine. Il ne s'agit pas d'un roman que l'on dévore, mais plutôt d'un conte philosophique ou d'un recueil de réflexions sur le déchiffrement du monde qui emprunterait la forme du récit. Comme "Le livre de l'intranquillité" de Fernando Pessoa ou "Le prophète" de Khalil Gibran, il est à lire posément, quelques pages à la fois, cela a été déjà remarqué. Il fait partie de ces ouvrages qui modifient notre regard sur la réalité, "quand tu saisis l'un d'eux tu es toi-même, quand tu le reposes tu es un autre". Oeuvre habitée, inclassable et sans concession, d'un auteur français encore inconnu, on aura compris que Livre m'a subjugué. Je le recommande à tous ceux qui ne craindront pas de plonger la tête la première dans les couloirs du labyrinthe afin de tout savoir de ce que Borges ne nous a jamais dit sur l'infinie bibliothèque.
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