Le Patron, dont on sait seulement qu'il possède des hippodromes, mais soutient les projets de loi contre les courses de chevaux, dirige des distilleries mais finance des ligues anti-alcooliques, est à la tête d'organismes de crédit mais fait campagne pour les lois contre les requins de l'usure, paye les cautions de membres du Ku Klux Klan, confie à Carl Bigelow une mission.
Il doit se rendre à Peardale, suffisamment distant de New York pour en faire un bled paumé, afin d'y tuer Jake Winroy, un bavard qui a balancé ses complices à la police et attend leur procès pour témoigner. Carl doit se montrer astucieux dans la méthode d'élimination choisie, car personne ne doit soupçonner un règlement de compte. Il faut qu'il trouve quelque chose qui pourrait logiquement arriver à Jake dans son état, celui d'une épave alcoolique. Une arme est trop conventionnelle, et puis à chaque fois que quelqu'un est tué avec un objet fait pour ça, ça attire la curiosité du shérif. Vous voyez ce que je veux dire ? Demande régulièrement Carl au lecteur, comme pour chercher son approbation.
Carl n'est pas n'importe qui. Dans une vie antérieure, il s'appelait Little Bigger, tueur recherché mais jamais appréhendé. Il est pourtant repérable, mesure 1,50 m, possède une dent en bon état tous les 8 mètres de gencive, porte des lunettes à verres très épais, crache du sang toutes les cinq mètres à cause de sa tuberculose. Fûté comme il est, il réussit cependant à modifier son apparence, en portant quatre talonnettes, en ayant fait remplacer ses chicots par deux dentiers haut et bas, et en utilisant des verres de contact. Il démarre chaque journée en avalant une demie-pinte de whisky, faute de quoi il vomit son petit-déjeuner, et quand il tousse, il allume une cigarette pour calmer la quinte. Il est aussi paranoïaque, se croit suivi quand il ne s'imagine pas au milieu d'un troupeau de chèvres.
Manipulateur de génie, il s'intègre parfaitement à la vie de Peardale. Il loue incognito une chambre chez Jake, financièrement aux abois, et se présente comme un étudiant à l'école normale, soucieux d'apprendre. Il accepte un job dans une fabrique, répare les portails défectueux, papote jardinage avec les voisines âgées.
Mais chez les Winroy, il y a deux femmes. Or, les femmes, le sexe, sont la faiblesse addictive de Carl : Fay, l'épouse de Jake, “dès qu'on croisait son regard, on devinait qu'elle était capable de vous débiter plus d'insanités qu'on n'en trouverait sur un kilomètre de murs de pissotières” (p. 20). Et Ruth, la bonniche de service qu'on exploite pour le ménage, la cuisine et qui est affligée d'une infirmité que la pudeur m'empêche de décrire ici. Pour faire simple, il lui manque une jambe, elle slalome sur une béquille et “si on regardait son postérieur sans s'occuper du reste, on aurait pu croire qu'il appartenait à un poney des Shetlands. […] Ce qui était fascinant, c'était l'allure qu'il avait, chez elle, la façon dont il se mariait avec son ventre plat et sa taille fine. C'était comme si on lui avait fait un cadeau, de ce côté-là, pour compenser les endroits où elle avait été lésée.” (p. 45). C'est ainsi que Carl décrit les deux femmes qui partagent son quotidien, et du sexe, jamais serein, jamais joyeux ni solaire.
En voilà une lecture qu'elle est éprouvante et grandiose ! Car
Jim Thompson décline jusqu'au dégoût sa fascination morbide pour les monstres en tous genres : alcooliques, sadiques, handicapés, malades mentaux, dégénérés, déviants, pour tous ceux qui ne pourront jamais échapper à leur destin ni à leur héritage génétique ou social, quoi qu'ils puissent faire. Il décrit ses personnages crûment, avec un humour cynique mais non sans bienveillance ni une poésie troublante. Il ne faut pas dans ces conditions, s'attendre à une fin trop joyeuse, mais davantage à une descente aux enfers qui entraînera Carl jusqu'au bout de sa folie.
Presque tout le monde connaît
Jim Thompson grâce aux adaptations cinématographiques de ses romans, le mythique The killer inside me, avec Casey Affleck (hum !), Adieu ma jolie, Coup de torchon, Guet-apens ou
les Arnaqueurs, qui ont été reconnus par les professionnels de la profession comme de bons films. Lire l'un de ses romans est une autre expérience, sans le filtre de la caméra, sans l'interprétation du cinéaste ou les nuances du jeu des acteurs, sans édulcoration. On est de plain pied dans son monde tourmenté, torturé et violent. Est-ce la lucidité de cet auteur visionnaire qui met mal à l'aise et choque le lecteur ?
Chaque phrase percute, et même uppercute ! C'est rude mais c'est grand.