Journal de L. (1947-1952)

p.164-5.
Je l'ai traité de tous les noms, et même d'impuissant et de connard, et il m'a encore menacée de m'envoyer à l'orphelinat ou en maison de correction.
Clare dit qu'il n'en a pas le pouvoir mais je sais que oui. Il a tous les droits sur moi. La police ne croira jamais qu'il me viole depuis deux ans et que je ne l'aie pas encore dénoncé. C'est ce que raconte Hum et je crois qu'il a raison. Pourquoi est-ce que je n'aurais rien dit depuis tout ce temps ? Pourquoi maintenant ? Il a raison, je le sais. Je sais aussi qu'il a tué ma mère mais, là encore, impossible à prouver. Un délire de jeune orpheline dit Hum chaque fois que je lui en parle, chaque fois qu'on se dispute. Ils m'interneront, c'est certain. Hum, la police, les médecins, les profs... ils m'enverront à l'orphelinat ou en hôpital psychiatrique. Tout le monde aime Hum et il dira que je suis une sale gosse ingrate qui lui mène une vie impossible.

p.163.
Je revois Clare Q. après-demain pour une deuxième leçon privée avec la bénédiction de cette bigote de Mrs Humboldt et de la directrice qui disent que ça me fera progresser. Progresser ! Elles ne savent pas à quel point, ces connes. Les gens d'ici ou d'ailleurs ont de la merde dans les yeux et ne veulent pas l'enlever. Chacun marchent en mettant sa petite main devant son visage pour ne rien voir de la folie et de la beauté du monde. Comme ces chacals qui n'écoutaient pas Chaplin et répétaient communiste, communiste.

p.98.
Et puis je déteste ces gens qui se comparent aux autres ou qui comparent les autres à d'autres et ainsi de suite comme si la vie était une cour de récréation. Aucune fierté, aucune assurance. Ils ne sont jamais là où ils sont, jamais eux-mêmes. Toujours en train d'envier, de médire et de se faire mal.

p.70.
J'étais comme une somnambule, vulnérable et absente. Flottante, obstinée. Un esprit et un corps étrangers qui demandent juste à entrer, à faire partie. À habiter une maison !

p.35.
Toi aussi tu es une poupée. Faite pour attendre sur un lit, pour être caressée, habillée et déshabillée par d'autres que toi. Un objet de chair, mais de la mécanique quand même.

Oh comme je hais cette ville ! Cette petite ville mesquine à l'esprit fumeux. La vie avec Stan semble loin désormais, et j'erre ici sans rêve ni désir. Sans aucune idée de ce que je vais faire ni devenir, sans amis ni amours. Je suis comme ces pêches gâtées que nous avons ramassées en allant pique-niquer et que je viens de jeter dans la rivière. Un fruit pourri avant d'être mûr, emporté par le courant, inconscient d'où il va et d'où il vient.

J’ai grandi trop vite, ma place n’est pas avec les gens de mon âge. J’essaie, je parle, je ris avec les autres, mais quand je fais le compte, rien ne va, faut l’avouer.

Ce que je sais c'est que pour exister on peut juste aimer.

La vie va continuer, et cette fois je vais la secouer, la secouer jusqu'à ce qu'elle pétille !

Aussi loin que je voulais, aussi tard dans la nuit. La Chevy vert amande a d'abord roulé vers l'est et les montagnes de San Fernando. Le prince-pianiste conduisait vite sur les routes à lacets et on s'élevait peu à peu dans le ciel orange du couchant, la tête dans le vent. Oh, comme c'était joyeux, j'aurais voulu rester sur ce siège toute ma vie, découvrir à chaque virage la ville à mes pieds et au loin l'océan, ...