Asphyxie

Quand le bourreau est un être aimé, trop souvent on se tait, on se recroqueville et on cherche la culpabilité ailleurs.

Nous, le couple que nos amis appellent "idéal" sans avoir la moindre idée de son essence réel. Ils ne voient tous que les branches fleuries en été mais ne connaissent pas ce qui coule dans le tronc, de la cime au pivot.

Il adore les orchidées, alors que je les trouve prétentieuses et que je préfère de loin les cactus. Et nous sommes tous, un peu cactus, un peu orchidée. On n’est pas obligé de camoufler le cactus, parce qu’il fait aussi partie de notre richesse, même s’il ne nous aligne pas avec tous les codes dictés par la société.

Nous récupérons absolument tout ce qui peut l’être, dans cette gadoue que l’on passe au peigne fin. En regardant les mégots que l’on collecte, je prie pour qu’il fume. Je prie pour que l’une de ces canettes, l’un de ces emballages alimentaires, papiers et autres vêtements aient un lien, même indirect, avec ce tueur de femmes. Pour qu’il ait laissé une trace, même infime, sur le sac à main ou sur les fringues que l’on va bientôt découper du corps de Céline. Ils rejoindront le séchoir, puis le labo, pour qu’on espère ensuite y prélever une trace ADN.

Pendant qu’elle range ses affaires, je lui prépare une ambiance relaxante pour qu’elle se détende. Qu’elle savoure cette accalmie, ce moment avant le retour de la tempête. J’allume une bougie, jette un galet effervescent à l’odeur de monoï prononcée et mets en route le poste de radio, sur une station de musique classique.

Cette histoire glauque était finalement d’une banalité fade. Une femme trompée qui, devant abandon et défiance, a choisi la vengeance froide. Ou plutôt glacée. Il y a plusieurs semaines, quand on a été saisis de « l’affaire Manon », on n’avait – comme toujours – pas l’ombre d’une piste tangible. La complexité, les impasses, la rudesse, et l’absence d’éléments sont le lot de la brigade criminelle, à l’anti-terro comme dans les sections de droit commun.

Il y a pourtant un fossé entre savoir que l’on pénètre dans un nouveau monde et s’en imprégner réellement. Aux stups, on vit davantage la nuit, en tenue décontractée, avec une hiérarchie moins lourde et des usages plus rentre-dedans.

Mener une enquête à la Crim’ est synonyme d’opiniâtreté. Il faut savoir raison garder, parfois juguler ses ardeurs et trouver le savant dosage entre sagesse, endurance et prudence.
Cet étalage de mots me donnerait presque des haut-le-cœur. Comme si on pouvait résumer notre métier par trois expressions ampoulées, trop chiadées. Ce qui compte, monsieur le patron, c’est de respecter les victimes et leurs proches, de donner le maximum et d’essayer de ne pas perdre en chemin nos familles ou notre santé. Mais on peut difficilement s’ériger en grands sages inébranlables. Nous ne sommes rien de plus que des tas de chair et d’os soumis aux intempéries.
Bref. Au fond, je sais bien qu’il fait de son mieux.

Mais il faut croire que toute femme étant passée antérieurement dans mon lit est d’office rangée dans la catégorie « pétasse ». Elle me reproche de n’avoir que des ex pour copines. Je lui rétorque qu’au moins, c’est consommé et donc sans risque. Et puis que je n’ai pas sciemment choisi cette situation. C’est un état de fait.

Je me suis arrangé pour ne pas m’attaquer à de trop gros poissons, pour rester invisible. J’étais un hacker à chapeau gris, comme on dit dans le jargon, entre le black hat et le white hat. Je m’introduisais sans autorisation, je contournais les barrages, sans chercher à en calculer les failles au profit d’une meilleure sécurité à venir, mais sans mauvaises intentions non plus. Sans dessein égoïste ou vénal. Je hackais les sites ou les plateformes pour me prouver que j’en étais capable.