« Comment faire la chronique d'un cri ? » le narrateur, en charge de la nécrologie dans un journal haïtien, est chargé de l'éloge d'une célébrité locale, un comédien, fils de bonne famille, qui a fait carrière à Paris et qui s'est jeté du douzième étage d'un immeuble alors qu'il commençait à connaître le succès. Ce n'est déjà pas facile, mais le chroniqueur était un ami proche du suicidé. Avec un troisième comparse, l'Estropié, ils vivaient dans un petit appartement en guise bateau ivre, entre révolte et poésie. Alors, malgré la distance, il s'agit de comprendre et, à travers celui qui est parti, se comprendre soi-même. Pour parvenir à une notice ampoulée comme les demandent les journaux, il faudra longuement revenir sur le passé, évoquer les failles qui se sont creusées, petit à petit, pour finir par constituer un gouffre. « Un corps qui plonge dans le sol n'est plus un corps à l'arrivée. Un homme qui tombe de si haut est une défaite sans visage, un mort sans traits, une défigure, et il ne reste rien à montrer. »
Ce qu'il faudra dire avant d'écrire, ce sont « toutes ces choses que nous ne t'avons pas dites », reconstituer le passé qui explique le présent. Ce qu'il faudra montrer, c'est Port-au-Prince, tel qu'il est et tel qu'on le rêvait. Ce sont ces personnages trop révoltés, trop résignés ou trop contents de leur sort. Et parfois, tout cela ensemble. L'art de
Lyonel Trouillot réside d'abord dans l'évocation de ces personnages à la fois ordinaires et déchirés par des rêves impossibles. Pedro, bien sûr, le suicidé, capable de monter sur une estrade improvisée pour maintenir, une nuit durant, une ville en haleine en inventant la saga d'un héros de pacotille, de séduire l'infirmière d'un hôpital psychiatrique en lui récitant de la poésie, de louer la boîte d'un cireur de chaussures et d'exercer le métier toute la journée avant de lui remettre la recette le soir. On ne peut jouer ainsi sa vie sans être fils de bonne famille, imprégné de culture et révolté contre l'hypocrisie sociale.
Tout autour de lui, des personnages que le romancier parvient à croquer en quelques mots, en une expression ou une anecdote. Personnages principaux, comme madame Armand, l'usurière obèse, « grosse fondation toujours assise à la fenêtre du premier étage de sa grande maison jaune ». Personnages secondaires, comme cette poétesse du dimanche, « rentière dans le civil », qui reçoit des amis pour lire « un petit
Musset par-ci, un petit Hugo par-là ». Un mot parfois suffit, comme pour l'Estropié, que l'on n'appelle que l'Estropié, et son père, que l'on n'appelle que Méchant.
Derrière le personnage de Pedro, l'auteur ne cache pas qu'il s'est inspiré du comédien Karl Marcel Casséus, mort en 1997 « dans des circonstances tragiques ». Mais il n'entend pas raconter sa vie, ni sa mort. L'avertissement donne un ton d'hommage à ce récit qui tient de l'évocation plus que de la narration. Inlassablement, il revient sur ce jour où l'on a appris la mort de Pedro. Ce qui pourrait finir par lasser fait partie du projet romanesque même : « Pas un soir depuis ta mort où tu n'es revenu mourir dans notre chambre », finit-il par écrire. La narration reprend du souffle lorsque l'on retrouve, chez madame Armand, un cahier de poèmes du disparu, une «
Parabole du failli » qui donne son titre au roman et qui va rythmer le récit. L'hommage officiel devient possible, en contrechant grotesque de ces poèmes à fleur de peau.
Mais si ce long hommage nous retient, c'est d'abord par la langue somptueuse de
Lyonel Trouillot, au rythme ample, aux images justes, à la poésie discrète, une langue qui joue avec les mots créoles, les néologismes, les associations inattendues. Et s'il nous concerne, c'est parce que la fêlure qu'il parvient à définir dans le personnage de Pedro est aussi celle du narrateur, et la nôtre : ce décalage entre la réalité et la poésie que l'on ne pourra jamais combler. le narrateur aurait pu se marier avec Josette, qui n'est pas moins jolie qu'une autre. Mais « son défaut, c'est d'être réelle », quand il continue à projeter autour de lui des êtres impossibles. Nous sommes bêtes, conclut-il, « bêtes, parce que ce n'est pas seulement entre le mot et le silence que nous n'avons pas su choisir, c'est surtout entre l'ombre et le destinataire. » Si tous les lecteurs sont destinataires de ce superbe livre, c'est parce que
Lyonel Trouillot a su parler à leur ombre.