Citations sur Au milieu de l'été, un invincible hiver (13)
Revenir ne signifie pas seulement reconnaître les siens, reprendre la place que l’on occupait avant. Être de retour, c’est autre chose : c’est être pour toujours, à la fois ici et là-bas, maintenant et hier.
Bonatti sait toutes les lignes d'ascension du versant italien du Mont-Blanc. Il sait la minéralogie des parois, l'équilibre des séracs suspendus. Il a gravi toutes les faces, les arêtes, les piliers. Dans ce versant intimidant, il a tracé des itinéraires inoubliables, Grand Pilier d'Angle, pilier Rouge du Brouillard... Il reste une dernière ligne vierge, la plus belle : le pilier central du Frêney, la plus haute escalade d'Europe, le dernier rempart du mont Blanc, le "dernier problème des Alpes " qui excite l'élite de l'alpinisme européen.
Nous vivons avec nos disparus, et cette relation est l'une des choses les plus profondes qu'il nous soit donné de vivre.
Esprit de compétition ? Pas seulement. Les premières attirent. Faire une première en montagne, c'est passé où personne n'est passé, où personne n'a réussi à passer, toucher ce que personne n'a touché. Éprouver au plus intense le froid, la peur, la variété de la lumière, s'affranchir de tout ce qui est connu, sûr, topographié, aller vers le paysage pareil à de l'os, attraper la matière des pics, leur froncé, leur grain.
Nous ne sommes que trois à nous être sauvés: Gallieni, Mazeaud et moi, les trois seuls qui avaient une femme et un amour pour les attendre.
Les visages de Pierre Kohlmann, d'Antoine Vieille, de Robert Guillaume, d'Andrea Oggioni resteront toujours jeunes, ils vivront parmi eux, en eux. Nous vivons avec nos disparus, et cette relation est l'une des choses les plus profondes qu'il nous soit donné de vivre.
Nos vies d’en bas sont fermées sur leur intimité, protégées des sensations qui en dissoudraient le confort. Ces montagnards ont l’habitude de faire un pas de côté, un seul pas qui les dispose à tout sentir. Et déferlent alors, jaillis de la même source, le ravissement et l’incertitude.
Le montagnard s’accepte vulnérable, il mise tout sur une hauteur qui l’a saisi. Attiré par la peau de la Terre, l’épiderme des sommets, il s’engage pour le plaisir de se fondre dans les éléments, le ciel, le jour et la nuit, les gestes continus, la paroi striée de lignes qu’il faudra suivre comme les lignes de la vie même. Ce qu’il engage avec la montagne n’est plus seulement combat ou possession, mais étreinte, corps-à-corps et dialogue. Il visualise une ligne, un mouvement, une trajectoire, une expérience. Il sculpte le sommet à son image. Là-haut, en orbite, on prend la lumière autrement.
Mais c’est humain : quand on a perdu un fils ou un frère dans un drame, on regarde avec un mélange d’envie et de ressentiment le compagnon qui se trouvait avec lui et qui est revenu sain et sauf. Malgré cela, Bonatti en a été douloureusement frappé, et comme atterré.
Dino Buzzati
L'homme intime ne dit rien. Les mots qu'il peut prononcer sont imprécis par rapport à ce qu'il ressent. Rien n'est facile à extraire, les couleurs de l'âme, les nœuds de l'estomac ne sont pas conjugales.
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