Si au moins je n'avais pas eu à les convaincre de la beauté de la vie écrite.
Les récits de détention contiennent tous un art poétique, dressé en leur centre comme une table de fête dans une maison de correction. La poésie s'y manifeste; ici, des candélabres noirs n'éclairant que la nuit, là, un chemin de boue pour la fuite, un lac de paroles enfouies dans l'enfance, un désespoir chanté par les loups, une rosace, un arbre immense dans le désert, un jardin de miniatures, un coeur brodé sur de la soie. Peu importe l'image, pourvu que la réalité se soulève comme une pierre laissant apparaître un bestiaire grouillant.
J’ouvre le livre de Can Xue à l’endroit où il est question de la tubéreuse et je caresse le mot avec mes doigts. Parfois une seule image suffit à me transformer. (p. 11)
[…] il a cherché et trouvé un parfum de tubéreuse. Pas n’importe lequel. Un parfum rare, à la fois violent et doux, quelque chose d’impossible à comprendre. (p. 89)
J’ai reçu ce parfum en cadeau le jour de mon dernier anniversaire. Il m’a permis de revivre l’amour. Une odeur insistante, quoique douce, trop présente mais indescriptible à la fois, qui nous avait conduits, mon amant et moi, dans une nuit de délires. Mon corps, son corps. (p. 13)
Je dis seulement que j’avais compris sa vision, même si je ne pouvais pas l’endosser : nous étions à l’usine, il fallait pointer, enseigner ce qu’on nous disait d’enseigner, recevoir notre paye et c’est tout. Elle avait raison sur un point : être soi-même était devenu périlleux. (p. 96).
J’ai été amoureuse moi aussi. Ce n’est pas la mort qui m’a enlevé tout ce que j’ai eu, c’est la vie. Il me reste Can Xue, cette auteure au nom de plume inespéré : dernière trace de neige. C’est par elle que je sens le monde tournoyer et redevenir rêve. On a cru me priver de nourriture en ne me donnant droit qu’à un seul livre. Mais mon emprisonnement ici me permet d’en approfondir la connaissance. Une reconnaissance, devrais-je dire. On ne peut pas m’empêcher de me transformer. (p.9).
Dans un rêve, les choses et les êtres doivent avoir une silhouette ; un fil tangible, même quand il est invisible, les relie à la réalité. J’étais cette fois dans la mer de l’incompréhension.
L’amour s’est donc épanoui pendant quelques jours seulement. Mais c’est assez, quelques jours. Parfois même quelques heures sont suffisantes pour transformer une vie.
Ils étaient nombreux à garder leur ordinateur ouvert sur leur table pendant que je parlais de l'odeur des mots et du son de la page.