Journal d'Adam et journal d'Eve

Extraits du journal d'Adam
Lundi
"Cette nouvelle créature aux cheveux longs est très
encombrante. Elle est toujours en train de traîner autour de
moi et de me suivre partout. Je n’aime pas ça ; je ne suis
pas habitué à la compagnie. J’aimerais qu’elle reste avec
les autres animaux. . . . Temps nuageux aujourd’hui, vent à
l’est ; je pense que nous aurons de la pluie. . . . Nous ? Où
ai-je pris ce mot ? . . . Je me souviens maintenant — la
nouvelle créature l’utilise."

Je crois que c’est un homme. Je n’en avais jamais vu, mais ça en a tout l’air, et je suis certaine d’avoir raison. Il pique ma curiosité, je m’en rends bien compte, plus qu’aucun des autres reptiles. Si c’est bien un reptile, comme je le pense ; les cheveux ébouriffés et les yeux bleus, tout à fait l’allure des reptiles. Ca n’a pas de hanches, c’est taillé en pointe comme une carotte ; dressé, ça se dandine comme un ours ; c’est pourquoi je crois que c’est un reptile ; à moins qu’il ne soit là seulement pour décorer.

Dimanche :
Je lui ai collé au basques toutes la semaine et j’ai tenté de faire connaissance. J’ai été obligée de faire les frais de la conversation tellement il était timide, mais ça ne m’a pas gênée. Il a eu l’air heureux de me voir dans ses parages, et j’ai eu recours au « Nous » inclusif. Socialement parlant, il m’a parut flatté de ne plus faire bande à part.

La nuit dernière, la Lune s’est décrochée, elle a glissé et est sortie du cadre – une perte vraiment cruelle ; ça me fend le cœur rien qu’à y penser. De tous les ornements et décorations du grand projet, aucun ne peut être comparé à sa beauté ni à la qualité de sa finition. Elle aurait dû être attachée plus solidement. Si seulement nous pouvions la récupérer… 

Mais à l’évidence, il est impossible de savoir où elle est tombée. Qui plus est, celui qui la retrouvera va la cacher ; je le sais parce que c’est exactement ce que je ferais. Je crois pouvoir me montrer honnête sur bien des plans, mais d’ores et déjà, je me rends compte de ma vraie nature : ce qui en occupe le cœur et le noyau, c’est l’amour du beau, la passion du beau, et ce serait de la dernière imprudence que de me confier une Lune ne m’appartenant pas sans en prévenir son propriétaire. Une Lune que j’aurais trouvée en plein jour, je pourrais bien sûr la rendre, simplement par crainte d’avoir été vue ; mais si je la trouvais dans le noir, je suis certaine que j’aurais à me trouver quelque excuse pour ne rien en dire à personne. Parce que, je l’admets, j’aime les Lunes, elles sont tellement jolies et romantiques. J’aimerais bien en posséder cinq ou six ; jamais plus je n’irais me coucher ; jamais je ne me lasserais de les contempler tout là-haut depuis ma petite berge moussue.

(Journal d'Ève)

Ève avait mangé le fruit (…). Elle est arrivée, le corps masqué de branches et de feuilles, et quand je lui ai demandé à quoi rimaient toutes ces bêtises en lui arrachant son accoutrement pour le jeter par terre, elle s'est mise à glousser bêtement, rouge comme une pivoine. Jamais encore je n'avais vu quiconque glousser et rougir, et son attitude m'est apparue inconvenance et imbécile. Elle m'a déclaré que je n'allais pas tarder à savoir moi aussi, en personne, de quoi il en retournait. Elle ne se trompait pas. Tout affamé que j'étais, j'ai pourtant reposé au sol la pomme à moitié entamée - très certainement la meilleure que je n'aie jamais vue, compte tenu que nous étions en fin de saison - et je me suis attifés de branche et de feuilles traînant par terre, avant de m'adresser à elle avec une certaine sévérité, en lui commandant d'aller en chercher d'autres et de ne plus se donner ainsi en spectacle.

C’a été contre mes principes, mais je trouve que les principes ne prennent véritablement leur vraie force que lorsque l’on a le ventre bien plein.
p. 27

Lundi :
La nouvelle créature, avec ses longs cheveux, est toujours fourrée dans mes pattes. Toujours à traîner à mes basques et à me suivre comme un petit chien. Et je n'aime pas ; je n'ai pas l'habitude d'avoir de la compagnie. Si seulement elle voulait bien rester avec les autres animaux … Ciel couvert aujourd'hui, avec un petit vent d'est ; je pense que nous allons avoir de la pluie … Nous ? … Où est-ce que j'ai bien pu dénicher ce mot ? … Je me souviens maintenant - c'est la nouvelle créature qui l'emploie.
(…)
Samedi :
La nouvelle créature mange trop de fruits. Nous allons nous retrouver à court, ça, c'est sûr. « Nous » encore une fois - c'est son mot, à elle; et maintenant, c'est devenu le mien, à force de l'avoir entendu si souvent. Pas mal de brouillard ce matin. Personnellement, je ne sors pas par temps de brouillard. Mais la nouvelle créature, si. Ça sort par tous les temps, et ça cause. Dire que naguère, c'était tellement paisible et agréable ici.
(…)
Dix années plus tard :
Après toutes ces années je comprends que je m'étais trompé sur Ève au tout début; il est bien préférable de vivre hors du jardin avec elle que d'être resté là-bas sans elle. Au départ, j'ai pensé qu'elle parlait trop; mais aujourd'hui, je serais le plus triste des hommes si cette voix devenait silencieuse et disparaissait de mon existence. Bénie soit la châtaigne qui nous a rapprochés, en m'enseignant la manière de reconnaître la bonté de son coeur et la tendresse de son esprit.

Samedi :
J'ai déjà presqu'un jour. Je suis arrivé de la veille. C'est en tout cas l'impression que j'ai. Et en toute logique, c'est comme ça que ç'a dû se passer : s'il y a eu une avant veille, moi, je n'étais pas là quand elle s'est produite, je m'en souviendrais, sinon.
(…)
Hier après-midi, j'ai suivi l'autre Expérience, de loin, pour tenter de voir à quoi elle pouvait servir. Mais je ne suis pas parvenue à mes fins. Je crois que c'est un homme. (…) Au départ j'en ai eu peur, et chaque fois que ça se retournait, je partais en courant parce que je pensais que ça allait me poursuivre. Mais petit à petit, quand je me suis aperçue que ça cherchait tout bonnement à prendre le large, toute ma vingtaine de mètres de distance. Il était très mal à l'aise et ça lui a fortement déplu. Finalement, l'inquiétude l'a emporté, et il a grimpé dans un arbre. J'ai attendu un bon moment avant de laisser tomber et je suis rentrée.
Aujourd'hui, exactement la même chose. Je l'ai encore fait grimper à l'arbre.
(…)
Après la chute :
(…) Oui, je pense que je l'aime tout bonnement parce qu'il est homme et qu'il est à moi. Il n'y a pas d'autre raison, j'imagine. Et c'est donc bien ce que je disais au départ : ce genre d'amour n'est pas le résultat du raisonnement ni des statistiques. Il vous vient - personne ne ne sait d'où - et ne peut pas s'expliquer. Et il n'en a nul besoin.
Voilà ce que je pense. Mais je ne suis qu'une fille, la toute première d'entre les filles à m'attaquer à ce problème, et il se pourrait bien, par mon ignorance et mon inexpérience, que je n'aie pas tout compris comme il se devait.

J'ai essayé de lui procurer quelques-unes de ces pommes, malheureusement, je lance toujours aussi mal, mais je crois que l'intention lui a fait plaisir. Elles sont interdites, et il dit que je vais m'attirer des ennuis; mais que m'importent les ennuis si je lui fais plaisir. Pourquoi devrais-je m'en soucier ?