Au bout d’un mois, M.Maillart me fait appeler.
« Monsieur Vingtras, je ne puis décidément pas vous garder ! Ce serait vous voler votre temps - ce qui n’est pas honnête et ne m’avancerait à rien.
« C’est moi qui suis coupable d’avoir pu croire qu’un garçon lettré et d’imagination pouvait se rompre à la méthode et à l’argot commercial. Jamais vous n’aurez ce qu’il faut. Vous avez autre chose, mais ce serait folie de rester ici. Ne pensez plus au commerce, croyez-moi, et cherchez une voie plus en rapport avec votre intelligence et votre éducation.»
Que faire ?
Je n’ai qu’une ressource, aller trouver Matoussaint, l’ancien camarade qui restait rue de l’Arbre-Sec. S’il est là, je suis sauvé.
Il n’y est pas !
Matoussaint a quitté la maison depuis un mois, et l’on ne sait pas où il est allé.
On l’a vu partir avec des poètes, me dit le concierge… des gens qui avaient des cheveux jusque-là.
« C’est bien des poètes, n’est-ce pas ? et puis pas très bien mis ; des poètes, allez, monsieur », fait-il en branlant la tête.
Oh ! oui, ce sont des poètes, probablement !
Je me croise à chaque instant avec d'anciens cancres qui ne s'en portent pas plus mal. Ils n'ont pas du tout l'air de se souvenir qu'ils étaient les derniers de la classe.
Allons, Vingtras, en route pour la vie de pauvreté et de travail ! Tu ne peux charger ton fusil ! Prépare un beau livre !
A ceux qui
NOURRIS DE GREC ET DE LATIN
SONT MORTS DE FAIM
Je dédie ce livre
Moi, j’ai beaucoup de peine – plus qu’un autre – à me tenir au courant des nouveautés, à cause de mon chapeau.
Je le mettais à terre d’abord, mais on croyait que j’allais chanter, et l’on se retirait désappointé en voyant que je ne chantais pas – j’avais l’air de promettre et de ne pas tenir.
J’ai dû renoncer à mettre mon chapeau par terre.
Je ne puis, on le voit, suivre les progrès de l’esprit nouveau comme ceux qui peuvent lire des deux mains, - aussi, s’il venait à quelqu’un l’idée de m’accuser d’ignorance, qu’il réfléchisse d’abord avant de me condamner ! J’aurais appris, moi aussi, et je saurais plus que je ne sais, si j’avais pu mettre mon chapeau sur ma tête pendant que je lisais, si je n’avais pas eu les mains liées ! …
A CEUX qui nourris de grec et de latin sont morts de faim je dédie ce livre
Elles ont de la poudre de riz sur les joues, comme il y a du sucre sur les fraises.
Mon intelligence - mon éducation !
Comment devient-on bête ? Comment oublie-t-on ce qu'on a appris ? Que quelqu'un me le dise bien vite ! Criez-le moi, vous qui n'avez pas fait vos classes et qui gagnez le pain quotidien !
Vous pensiez que c'étaient grimaces d'enfant, et vous me forciez à subir la brutalité des maîtres, à rester dans ce bagne - par amour pour moi, pour mon bien, puisque vous pensiez que votre fils sortirait de là un savant et un homme. Je ne suis devenu savant que dans la douleur, et, si je suis un homme, c'est parce que dès l'enfance je me suis révolté - même contre vous.