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Critique de JustAWord


Jeff Vandermeer est un génie.
Posons ça là, immédiatement, pour clarifier les choses.
Jeff Vandermeer est aussi l'un des auteurs américains les plus injustement méconnus en France une fois sorti du microcosme de l'imaginaire.
L'auteur du monumental La Cité des Saints et des Fous a pourtant connu une seconde chance dans l'Hexagone avec sa Trilogie du Rempart Sud publiée chez Au Diable Vauvert à l'occasion de son adaptation filmique par Alex Garland sous le titre d'Annihilation.
Mais de nombreuses oeuvres de l'américain restent encore indisponibles à ce jour dans la langue de Molière, cela malgré une popularité croissante Outre-Atlantique et un engouement critique qui ne se dément pas avec les années.
Si l'on attend toujours de façon désespérée la traduction de son Veniss Underground, c'est avec l'un de ses ouvrages les plus récents que revient Jeff Vandermeer sous nos latitudes : Borne.
Une occasion forcément immanquable pour le lecteur français de plonger dans l'univers weird et curieusement émouvant de cet auteur unique en son genre.

It's a strange world, after all
Tout commence par une découverte, celle faites par notre narratrice, Rachel, sur la fourrure de Mord, un ours géant qui vole.
Cette découverte ? Borne, un être bizarre, étrange, impossible à cataloguer, tantôt en forme de vase inversé tantôt tentaculaire et végétal.
Intriguée par cette chose, Rachel lui accorde le droit de vivre au sein des Falaises à Balcons où elle vit avec Wick, un scientifique sur le déclin.
Bien vite, Borne se met à bouger, à manger, à changer…à parler !
Mais… attendez une minute… un ours géant qui vole ?
Borne prend place dans une immense cité en ruines, sans nom, abandonnée, effrayante, dangereuse. Tout droit sortie d'un cauchemar Volodinien, la cité n'a pas vraiment de passé clairement défini. Les souvenirs dans Borne sont flous, pour les êtres vivants comme pour la pierre et les rivières toxiques. Jadis, l'univers de Rachel a connu des guerres, des massacres, des accalmies, une lente décrépitude… que s'est-il passé exactement ?
La seule chose que l'on sait avec certitude dans le monde inventé par Jeff Vandermeer, c'est que la cité a vu une mystérieuse Compagnie s'installer en son sein. Un édifice tentaculaire qui l'a drainé de sa substance vitale et l'a inondé de choses recréées, difformes, dangereuses, étranges.
C'est d'une des expériences de la Compagnie qu'est né Mord, un ours plus grand qu'un immeuble et qui a la faculté pour le moins inattendue… de voler !
Depuis, la situation a empiré. Mord fait régner la terreur, ses intermédiaires (de plus petits ours génétiquement modifiés et venimeux à souhait) surveillent son territoire et La Magicienne, une des survivantes de la Compagnie, transforme les enfants abandonnés de la cité pour en faire de parfaits petits soldats à ses ordres.
De loin, Wick et Rachel survivent dans un édifice en ruines, peut-être jadis un immeuble majestueux, aujourd'hui un labyrinthe parsemé de pièges où la biotech de Wick peut saisir l'intrus à n'importe quel tournant. Cette cohabitation fragile bien que profitable pour les deux partis, est mise en péril par l'arrivée de Borne, un nouveau rouage dans la machinerie qui risque de tout déstabiliser. Et si Wick ne lui fait pas confiance, Rachel, elle, se prend à aimer son nouveau compagnon comme une mère…

Weird, Weird…et Weird
Borne n'est pas un roman de Jeff Vandermeer pour rien. Comme toujours, on y retrouve un bestiaire aux confins d'une fantasy malsaine et d'une science-fiction organique en diable, avec des ours géants et des renards intelligents, des enfants-guêpe et des poissons à tête humain. Comme toujours aussi, des leitmotivs, des éléments entêtants qui viennent et reviennent au gré des pages et dans la tête du lecteur, si les ours remplacent les champignons d'Ambregris et si les suricates de Veniss laissent la place aux renards, le principe reste le même : créer un surréalisme horrifique par la répétition, l'omniprésence.
La ville, elle, n'est qu'un terrain apocalyptique de plus de prime abord mais trouve, petit à petit, un caractère propre. Comme le monde imaginaire de Peter Pan redessiné par un scientifique fou, avec des enfants perdus chirurgicalement défigurés et un Peter Pan qui rentre à la maison en bestiole biotech à la fois émouvante et dévastatrice.
Dans l'univers de Jeff Vandermeer, rien n'est ce qu'il semble être, tout cache un vilain secret. Entre les cendres d'une ville détruite et les dépouilles sinistres d'astronautes morts qui n'en sont pas vraiment, Rachel et Borne vont apprendre à s'apprivoiser, à se connaître et à s'aimer.
Mais surtout, à se redécouvrir.

Élever un enfant…différent
Ce grand roman weird, c'est avant tout un roman d'apprentissage, celui d'une créature aussi peu humaine qu'émouvante du nom de Borne. Rachel, pour une raison qui n'appartient qu'à elle (et que l'on comprendra à la toute fin de son récit), s'attache à cet enfant qu'elle a trouvé, un petit être qui ne sait ni parler ni marcher et qui, petit à petit, va grandir, apprendre, changer.
Jeff Vandermeer imagine l'éducation d'une créature non-humaine à l'aune de critères, de sentiments et de jugements humains. Forcément, Borne attendrit le lecteur, maladroit et comique, toujours bienveillant envers sa mère adoptive…mais Borne reste Borne, une créature différente avec une nature profonde qui diffère de l'humain, qui remonte à la surface de façon inévitable. Métaphore de l'adolescence, du passage à l'âge adulte, de l'amour que peut porter une mère à son enfant alors que celui-ci n'en est plus un depuis longtemps, Borne théorise le nouvel adulte sous le signe de l'étrange et de l'absurde, pousse le sentiment de changement à l'extrême, physiquement et psychiquement.
Tout ça pour arriver à une question essentielle : qu'est-ce qu'une personne… qu'est-ce qu'être une personne ? Notre capacité à se mentir ? À se penser personne ? Humain ? À connaître la mort ? le bien et le mal ?
Jeff Vandermeer, sous le soleil post-apocalyptique et le passage régulier d'un ours volant géant dans l'intervalle, brise les rêves imaginaires et confronte ses étranges personnages au réel.

Âmes brisées en quête de souvenirs
Un réel brisé, en miettes, détruit. Un monde cassé qu'il faudrait réparé, mais comment ? Chaque personnage ici incarne l'une des facettes de ce monde en morceaux.
Rachel, la récupératrice au passé couturé de cicatrices, aux recoins obscurs, en besoin d'amour, en besoin d'aimer.
Wick, le scientifique en perdition, rongé par le remord, méfiant de tout, de tous, perdu dans ses créations absurdes.
Borne, l'animal-chose qui voudrait être un « vrai p'tit garçon » , être gentil, être entier pour exister, tiraillé entre ses pulsions meurtrières et son amour étrangement humain.
Même La Magicienne, ennemie errante dont on ne sait rien ou presque, qui rêve de mettre à bas Mord, expérience ratée ou terreur ultime.
Dans le monde créé par Jeff Vandermeer, la vie semble cruelle mais pourtant délicieuse, intense, surprenante. La capacité de l'américain à changer les formes, à transformer de vieux équipements NBC en combinaisons d'astronautes morts, à imaginer des médicaments sous forme de pillules-nautiles, à dessiner des vers-diagnostics et des scarabées de combats, tout ça mène à une sorte de ré-enchantement glauque d'un réel en perdition, d'un réel qui, pourtant, recèle toujours une part de beauté et d'espoir.
L'espoir d'être un jour une personne, de savoir qui l'on est, d'accomplir quelque chose.
La terreur elle, guette toujours, Vandermeer ne déroge pas à ses passions premières. Dans les profondeurs du bâtiment de la Compagnie, sur un toit entouré d'ours venimeux, dans une chambre torturé par des enfants-mutants… la terreur reste mais l'amour aussi, jusqu'à la fin, au-delà du miroir, au-delà du sacrifice.

Roman du pardon et de l'amour, de la mémoire et du malaise, de l'être et du non-être, Borne trouve la beauté absolue au coeur de l'horreur organique et surréaliste dont raffole son auteur. Singulier jusqu'au bout de ses griffes et de ses tentacules, Borne réaffirme encore et encore que l'univers de Jeff Vandermeer reste l'un des plus originaux, des plus forts et des plus beaux de l'univers.
Lien : https://justaword.fr/borne-5..
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