Citations sur Le héros discret (33)
La fonction du journalisme à notre époque, ou, du moins, dans notre société ( à Lima ), n'était pas d'informer, mais de faire disparaître toute distinction entre le mensonge et la vérité, de remplacer la réalité par une fiction où se manifestait la masse abyssale de complexes, de frustrations, de haines et de traumatismes d'un public rongé par le ressentiment et l'envie.
Elle, une femme très grosse et très grande, aux joues comme des jambons, noyée dans une sorte de tunique écrue qui lui arrivait aux chevilles et couverte d'un gros tricot vert caca d'oie. Mais le plus étrange était l'absurde bibi plat à voilette planté sur sa tête, qui lui donnait une air caricatural. L'homme , en revanche, menu, petit, rachitique, semblait empaqueté dans un étroit complet gris perle très cintré et un gilet bleu fantaisie des plus criards. Lui aussi portait un chapeau, enfoncé jusqu'au milieu du front. Ils avaient un air provincial, semblaient égarés et déconcertés dans la foule de l'aéroport, et regardaient tout avec appréhension et méfiance. On eût dit qu'ils s'étaient échappés d'un de ces tableaux expressionnistes pleins de gens extravagants et disproportionnés du Berlin des années vingt, peints par Otto Dix ou George Grosz.
… cette inquiétude subliminale qui affleurait chez lui quand il volait, ce souvenir qu’il était à dix mille mètres d’altitude — dix kilomètres —, glissant à une vitesse de neuf cents ou mille kilomètres à l’heure, et que, dehors, la température était de moins cinquante ou soixante degrés. Ce n’était pas exactement de la peur qu’il éprouvait en vol, mais quelque chose de plus intense, la certitude que ce serait à tout moment la fin, la désintégration de son corps en un fragment de seconde, et, peut-être, la révélation du grand mystère, savoir ce qu’il y avait au-delà de la mort, si tant est qu’il y eût quelque chose, (p. 475)
Son père était peut-être pauvre, mais il était grand par sa droiture d’âme, parce que jamais il n’avait fait de mal à personne, ni manqué aux lois, ni gardé rancune à la femme qui l’avait abandonné en lui laissant un nouveau-né sur les bras. Si c’était vrai ce qu’on racontait du péché, de la méchanceté et de l’autre vie, il devrait maintenant être au ciel. Il n’avait même pas eu le temps de faire le mal, sa vie avait été de travailler comme une bête dans les métiers les plus mal payés. Felícito se rappelait l’avoir vu tomber le soir mort de fatigue. Mais, par exemple, jamais il n’avait laissé personne lui marcher dessus. C’était, d’après lui, ce qui faisait qu’un homme valait quelque chose ou était une lavette. Ça avait été le conseil qu’il lui avait donné avant de mourir dans un lit sans matelas de l’Hôpital ouvrier : « Te laisse jamais marcher dessus, mon fils. »
Dans la vie c’est toujours comme ça. Les bonnes choses elles ont toujours leur mauvais petit côté et les mauvaises leur bon petit côté.
Il fit les exercices de qi gong. [..]
La posture de l'arbre qui se balance en avant et en arrière, de gauche à droite et en rond, poussé par le vent. Les pieds bien plantés dans le sol et en essayant de faire le vide dans sa tête, il se balançait, cherchant le centre. Chercher le centre. Ne pas oublier le centre. Lever les bras et et les abaisser très lentement, une petite pluie qui tombait du ciel en rafraîchissant son corps et son âme, en apaisant ses nerfs et ses muscles. Maintenir le ciel et la terre à leur place et les empêcher de se toucher, avec les bras.
Tu devrais lire un peu la Bible, fiston. Au moins le Nouveau Testament. Le monde où nous vivons est plein de références bibliques et si tu ne les comprends pas tu vivras dans la confusion et l’ignorance totale.
(Gallimard, p.128)
La fonction du journaliste à notre époque , ou , du moins , dans notre société , n’était pas d’informer , mais de faire disparaître toute distinction entre le mensonge et la vérité , de remplacer la réalité par une fiction où se manifestait la masse abyssale de complexes , de frustrations , de haines et de traumatismes d’un public rongé par le ressentiment et l’envie .
Une autre preuve que les petits espaces de civilisation ne prévaudraient jamais sur l’incommensurable barbarie.
" Dans ce pays, on ne peut construire un espace de civilisation, même minuscule, conclut-il. La barbarie finit par tout dévaster. " Et une fois de plus il accusa, comme chaque fois qu'il se sentait déprimé, son erreur de jeunesse quand il avait décidé de ne pas émigrer et de rester là, dans Lima l'Horrible, convaincu qu'il pourrait organiser sa vie de telle sorte que, même si pour des raisons alimentaires il devait passer plusieurs heures par jour plongé dans le bruit mondain des Péruviens de classe élevée, il aurait une vraie vie dans cette enclave pure, belle, noble, faite de choses sublimes, qu'il se fabriquerait comme alternative au joug quotidien. C'est alors qu'il avait eu l'idée des espaces salvateurs.
"Ainsi le mal était le fils de la liberté, une création humaine"
Et une fois de plus, comme si souvent dans sa vie, Felicito se remémora les mots de son père sur son lit de mort : "Te laisse jamais marcher dessus par personne, mon fils. Ce conseil est le seul héritage que tu vas avoir". Il l'avait écouté, il ne s'était jamais laissé marcher dessus. Et avec son demi-siècle et quelque sur le dos il était trop vieux pour changer d'habitudes.