Citations sur L'Epée, la Famine et la Peste, tome 1 (22)
J'aidais les femmes de mon village à accoucher, expliqua Rixende. Et plusieurs fois, j'ai aidé certaines d'entre elles à avorter. On m'a dénoncée pour ça... Tu comprends ce qu'ils nous reprochent ? La maîtrise de notre corps et de notre sexualité. Et également d'aider d'autres femmes à faire de même...
La végétation était dense, le bois profond et touffu. Il était immergé dans un océan de nuances vertes et brunes, qui sentaient la terre, l'écorce humide et la sève. Des racines le faisaient trébucher. Des ronces s'accrochaient à son pantalon ou à ses manches. Le jeune homme, affamé, frigorifié, marchait le dos voûté, ses cuisses tiraillées par les courbatures, les pieds alourdis de boue. Le poids du casque l'obligeait à incliner le front comme une bête malade. La marche le vidait de ses forces et des élancements soudains, très douloureux, lui transperçaient les pieds et les mollets. Parfois, il tressaillait des pieds à la tête, lorsqu'il s'endormait en marchant.
Cillian était assis à même le sol dans la chapelle. L'édifice était petit et ancien, rongé par le vent de mer. De rudes piliers soutenaient une voûte où pendaient les ex-votos des marins. Une senteur de caveau flottait dans l'air rance, mêlée d'une odeur de salpêtre. Les cierges étaient tous éteints, noyés dans leur cire. En arrivant, Cillian avait encore pu voir des représentations de l'Esprit Saint, sculptées dans des niches dans les murs. A présent, l'obscurité envahissait tout et l'averse tambourinait contre les parois en pierre.
Des tableaux indistincts étaient accrochés aux murs. Un rayon de soleil blafard éclairait l'un d'eux. En l'avisant, Cillian esquissa une moue : il représentait un homme pendu à un arbre mort. Un cocon de soie enveloppait le cadavre. Alors qu'il l'observait, une araignée se mit à courir sur le tableau et Cillian se recula précipitamment. La petite bête s'évanouit dans l'obscurité avant qu'il ait pu voir de quelle espèce il s'agissait.
Il en existait de toutes sortes. La "veuve noire" était la plus commune. C'était cette race en particulier qui tissait dans les pensées et engluait l'esprit de leurs proies. Beaucoup plus rare, la "lycose de Tarente" dotait ses victimes de pouvoirs mystiques : les femmes changées en redoutables sorcières étaient traquées par l'inquisition ; les hommes, la plupart du temps, en mouraient, mais il arrivait qu'ils obtiennent par ce biais "l'Illumination", qui les propulsait au sommet de la hiérarchie ecclésiastique. L'araignée "fileuse" était apparentée à la race précédente, mais suscitait simplement des rêves prémonitoires. Les "araignées rouges" transmettaient la rage. Les "marionnettistes" étaient capables d'animer les cadavres. Les "araignées-dragons" collectaient des trésors, et enfin les "araignées-vampires" suçaient le sang. D'autres s'ajoutaient sans doute à cette liste, et l'un des jeux préférés des enfants était d'inventer les races les plus terrifiantes possible.
La brume resta derrière eux, étendue sur l'eau froide comme un suaire. Le marécage s'était affadi sous les toiles alors que le saule grandissait et forcissait, pareil à un astre tombé au sol. À le voir briller ainsi au cœur du marais, on aurait pu croire qu'il avait absorbé toute la lumière du lieu.
Si on ne s'arrêtait jamais dans les ateliers de Grace, c'était parce que les lissiers incarnaient la lutte contre les araignées infestant le royaume. Ils liaient, nouaient, tressaient les fils comme des araignées sur la toile. On prétendait que s'ils s'interrompaient, ne serait-ce qu'un instant, la guerre contre ces minuscules envahisseurs serait perdue. Les lissiers prenaient leur ouvrage à cœur, le considérant comme aussi important que celui des croisés qui combattaient les adorateurs de la déesse-araignée dans lessables brûlants de la lointaine Abirah.
Des cris déchirants montaient de l'herbe en de multiples endroits, certains très éloignés. Il y avait beaucoup de voix, trop de voix, comme s'il avait estropié des dizaines d hommes, peut-être même des centaines. Le carnage faisait resurgir ses vieux fantômes.
Il se frayait un passage dans les taillis, lorsqu'entre les troncs d'arbres, il aperçut une maison.
De surprise, il s'arrêta. La grande bâtisse était recouverte de toiles d'araignées. Les voiles de soie grise pendaient le long des murs comme des lambeaux de peau morte. A certains endroits, ils formaient des concrétions blanchâtres qui évoquent des grappes d’œufs. Cette matière visqueuse occultait les fenêtres, et bien qu'on ne pût rien voir de l'intérieur, Cillian avait l'impression que quelqu'un ou quelque chose l'observait en cachette.
Nous sommes peut être seuls contre tous mais nous sommes ensemble.
- Il va s'en sortir ? lui demanda Erin d'une petite voix.
- Oui. Oui. Oui.
Pour une fois, il n'était pas sûr d'avoir bégayé. Ce triple oui, c'était toute la foi qu'il plaçait en lui, ce vieux vétéran fatigué qui allait se confronter à des hommes en surnombre et bien armés.