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Critique de andrecaliremarie


Le prix Pulitzer Fiction récompense le plus souvent des récits amples, qui balaient une époque ou un état de vie, à travers un ou plusieurs destins individuels pris dans les tourmentes de l'Histoire et qui cherchent des réponses de survie. Chez nous, c'est Victor Hugo qui détient la palme du genre. Quelques exemples pris au hasard dans mes lectures :

• 1940 : Les raisins de la colère (Steinbeck) : une famille pauvre de métayers dans la grande dépression de 1929
• 1937 : Margaret Mitchell pour Autant en emporte le vent : le Sud esclavagiste avant, pendant et après la Guerre de Sécession, à travers les familles O'Hara et Hamilton et Rhett Butler
• 1983 : Alice Walker pour La Couleur pourpre : L'itinéraire long et difficile d'une femme noire pauvre et humiliée vers son indépendance personnelle, dans une Géorgie toujours raciste des années 30.
• 1988 : Toni Morrison pour Beloved : une autre histoire d'esclave fugitive qui devient infanticide de peur que sa fille ne connaisse l'esclavage.
• 2014 : Donna Tartt pour le Chardonneret ou la survie fin du 20ème s. d'un jeune garçon qui se retrouve totalement seul à 13 ans et grandit de manière cahotique. dans divers lieux et milieux.
Underground Railroad est dans cette ligne : le roman raconte l'odyssée de Cora, jeune esclavage fugitive, et son insertion progressive dans la « liberté ». Les étapes en sont marquées par un mythique chemin de fer souterrain qui conduit Cora dans divers états du Sud, où on traite le problème noir de manière différente, mais toujours en infériorisant, en humiliant et/ou en éliminant : cruauté des châtiments, stérilisations forcées, pantomimes de dérision, expérimentations médicales, internements arbitraires, lynchages institutionnalisés. D'état géographique en état géographique, c'est aussi des changements d'états pour Cora à qui son caractère trempé dans les épreuves permet de survivre. Vous avez dit résilience ?
La liberté, pour quoi faire ? disait Madame Roland devant la guillotine. La liberté de Cora s'inscrit dans la croissance économique des Etats-Unis, avec ses aspects négatifs ou positifs qui contiennent en germe les Etats-Unis d'aujourd'hui : la prédation des terres indiennes par les migrants faméliques du Nord qui débarquent à New York ou Boston, le non-respect des traités et de la parole donnée, la perverse mécanique du Sud : plus de coton demande plus d'esclaves qui rapportent plus d'argent, ce qui permet d'acheter plus de terres pour une production accrue de coton qui demande plus d'esclaves … le souci d'éduquer le peuple, blanc bien sûr, car l'alphabétisation des Noirs est germe de révolte, la christianisation avec une Bible où le planteur trouve la justification de toutes les injustices, la naissance des chants de travail, de prière ou de fêtes , la course à la performance dans les constructions, le commerce, les usines, le début de la recherche ergonomique dans le travail à la chaîne.
Cette liberté est elle-même un autre esclavage, c'est bien ce que perçoit Cora, car toujours associée à la peur, tant chez les Noirs que chez les Blancs qui sont sur une perpétuelle défensive. le livre est une réflexion sur les fondements sombres de l'Amérique à partir du 18ème siècle. Ce que résume fort bien Ridgeway, le chasseur d'esclaves brutal et cynique : “… moi, je préfère l'esprit américain, celui qui nous a fait venir de l'ancien monde pour conquérir, bâtir et civiliser. Et détruire ce qui doit être détruit. Pour élever les races inférieures. Faute de les élever, les subjuguer. Faute de les subjuguer, les exterminer. C'est notre destinée par décret divin : l'impératif américain. (p. 290). "
A nous d'induire au travers de l'actualité ce qu'il en reste encore. Et il en reste !
L'écriture est celle d'un récit, d'une histoire contée calmement avec un certain détachement, on se croirait presque à une veillée, mais la réalité contée est dure, et la violence inouïe de l'esclavage dans le Sud souvent rendue par la compression extrême du style : "Peu après que l'on eut appris que Cora était devenue une femme, Edward, Pot et deux cueilleurs de la moitié sud, l'entraînèrent derrière le fumoir. Si d'aventure quelqu'un les vit ou les entendit faire, nul en tout cas n'intervint. Les femmes de Hob la recousirent. (p. 34)"
Manque d'intimité et de vie personnelle, promiscuité : chacun sait qu'elle a ses premières menstrues, viol collectif et brutal par des congénères, aucune solidarité : personne n'intervient, banalité du mal, perte de la valeur solidarité, l'exclusion sociale (le quartier de Hob est, dans la plantation, le quartier des exclus de la société noire où les conditions de vie et d'hygiène sont pires que dans les autres quartiers). Et d'où vient l'habileté des femmes âgées reléguées à Hob, sinon d'une connaissance traditionnelle de l'excision et de l'infibulation ?
Un livre choc. Sa lecture ne laisse pas indemne en ces temps où l'on parle de déboulonner les statues de Stanley ou Léopold 2 et quelques autres. Car derrière le commerce triangulaire et l'esclavage, il y a la question de la colonisation.









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