Aby envisage-t-il l'émigration des Juifs en Palestine ? Le 2 février 1945, dans son article "La solution sioniste, Palestine ou terre d'adoption", il s'en explique. Ses positions, là encore, sont celles de son père. La Palestine ne pourra jamais contenir tous les Juifs; les arabes ont autant de droits sur cette terre que les Juifs. "Pour nous qui vivons en France, qui avons lutté et combattu dans la Résistance et les maquis, qui sommes attachés à ce pays dans lequel nous avons été élevés, dont nous avons reçu l'enseignement et assimilé la culture, il est intolérable de penser que nous pourrions être considérés comme citoyens d'un autre pays qui nous est totalement étranger." Et d'affirmer que les Juifs doivent avoir les droits des citoyens et bénéficier d'une autonomie culturelle. Il reprend: "Le problème Juif, comme le problème de tous les exploités, ne se résoudra pas par la création d'un état Juif en Palestine." Il sera résolu par le socialisme.
En janvier 1945: "les Juifs forment un peuple, un peuple sans territoire, mais un peuple tout de même, un peuple qui a sa culture, sa langue, le Yiddish".
Aby et Méni avaient été baignés dans cette culture qu'ils connaissaient si bien. Elle prit fin avec eux. Dans ma famille, comme dans celle de mes cousins, même si nous étions de toute évidence juifs, rien ne nous fut transmis. Nous n'avons célébré aucune des fêtes juives dont nous ignorions tout. Nous n'avons jamais mis les pieds dans une synagogue, ou exceptionnellement. Nous avons été dotés de prénoms français. Sans que ce fût un projet consciemment exprimé, tout dans notre éducation a contribué à faire de nous de bons Français, bien intégré dans la société.
Le Front populaire fut une embellie. « Pendant les premiers mois du Front populaire victorieux, les émigrés éprouvèrent plus qu'à tout autre moment de leur existence le sentiment d'être chez eux en France », écrit Manès Sperber. La crainte de l'expulsion avait disparu. L'électricité n'était plus coupée. « Ce n'était plus la même mouise », dit Aby.
Tout l'enseignement [Dans l'école consistoriale de la rue Claude-Bernard à Paris] était fait pour intégrer les enfants à la France. La phrase de Heine, « tout homme a deux patries, la sienne et la France » était répétée comme un mantra. Les enfants devaient devenir « de bons Français de confession israélite ». Ils chantaient La Marseillaise, le Chant du départ. Il fallait être très patriote. « J'ai quitté cette école à 12 ans, précisait Aby. Je n'ai donc pas fait ma bar-mitsva, mais j'ai fait « l'initiation religieuse », une sorte de répétition que les filles faisaient aussi.
Je pense à la boutade attribuée à Billy Wilder : les pessimistes ont fini à Hollywood, les optimistes à Auschwitz.
Un jour, peu après son retour, alors que toute la famille est réunie, Roger annonce : « Je vais tout vous raconter. Vous pourrez me poser toutes les questions. Après je n’en parlerai plus. »
Et il raconte.
Je pense à la boutade attribuée à Billy Wilder : « Les pessimistes ont fini à Hollywood, les optimistes à Auschwitz. »
Dans cette période « où il est très difficile d’être juif et totalement impossible de ne pas l’être, nous devons nous armer spirituellement pour trouver les forces qui nous permettent de parcourir ce chemin. » Il faut donc conserver ou retrouver les coutumes nationales qui s’expriment lors des fêtes juives, donner une éducation à la jeunesse pour qu’elle soit un maillon de cette chaîne d’or qui unit les Juifs de génération en génération.
Wolf Wieviorka était un conteur, pas un théoricien. Ses conceptions s’incarnent dans de multiples personnages au travers de leurs histoires. Mais il a écrit deux textes parus dans le Parizer Haynt, dont fâcheusement je n’ai pas noté la date, probablement début 1939, et qui exposent de façon limpide sa vision du judaïsme. Elle est d’une grande netteté. « Il s’agit, écrit-il, d’avoir le courage de voir que les Juifs ont signé, avant leur émancipation qu’ils ont obtenue il y a cent trente ans, une traite qu’ils n’auraient pu honorer, quelqu’un fût leur désir. Cette traite, c’était de disparaître en tant que nation. Ainsi, ils se fondraient dans la nation. C’est ce que pensaient les amis des Juifs, tandis que les ennemis clamaient qu’ils ne cesseraient d’être un peuple à part. Nous étions d’accord avec nos amis, et non avec nos ennemis. Mais il s’est avéré que la vérité était du côté de nos ennemis. Les Juifs n’avaient pas l’intention de disparaître en tant que peuple en échange du droit de vivre comme des hommes. » Il faut « avoir le courage de dire que nous ne pouvons être entièrement goys. Et quand le monde reviendra à lui et réintégrera dans la société humaine le peuple juif, il prendra la peine de nous accueillir en son sein comme juif, comme le peuple qui a eu l’audace de mener une existence culturelle propre et indépendante sans avoir de pays à lui. Il comprendra que notre gloire nationale n’est pas d’avoir engendré Spinoza, Karl Marx, Einstein ou Freud mais Mendele, Peretz, Sholem Aleikhem, Shalom Ash, c’est-à-dire ce qui a été créé dans notre isolement national, ce qui nous donne une existence légitime dans le concert des nations. Notre seule volonté d’exister nous donne le droit d’exister ».