Souvenir d'une nuit tombée, glaciale : les petites lumières orangées du dehors s'allument peu à peu à travers le carreau d'un dispensaire de montagne. C'est l'hiver (1982-1983) au village de Timezrit en Kabylie [*] ; en relais de la voix de
Ferhat MEHENNI (chanteur du groupe "Imaziɣen Imula") l'appareil audio diffuse une autre des cinq cassettes de notre "trésor de guerre" de culture amazigh...
On entend en ce moment le barde Lounis AÏT MENGUELLET chanter, très solitaire, en langue Tamazight - s'accompagnant sobrement de sa guitare sèche, sur une mélodie rythmée par le "Toum-Toum" d'une "derbouka" amie - une de ses meilleures compositions sur la "guerre de Libération nationale", et surtout son après-guerre au goût amer... :
"Widak ig yeṭṭḍebbiren
Snulfan-iyi-d iεdawen"
["Ceux qui gouvernent
M'ont inventé des ennemis"]
"Arğu-yi arğu-yi"
["Attends-moi, attends-moi"]
"Ardjou-yi..."
Mélancolie de la voix du barde...
Incroyable musicalité de cette langue orale...
"A tiziri" : clair-de-lune...
La surface vitrée glaciale, la voix plaintive et puissante...
Impression de solitude cosmique.
Chansons d'amour et de nostalgie...
Chansons politiques, aussi...
Nostalgie, nostalgie, nostalgie...
L'anthropologue
Tassadit YACINE-TITOUH s'est attelée en 1989 à ce beau livre en forme d'anthologie comprenant 104 chansons en Tamaziɣt de Lounis AÏT MENGUELLET, qu'elle a su transcrire avec beaucoup de délicatesse en français...
Aujourd'hui, la discographie de l'artiste comprend à peu près 222 chansons, gravées et interprétées entre 1975 et 2017.
Ses textes sont non pas "codés" ou "cryptés" mais souvent indirects et allusifs : l'angle d'attaque contre l'Oppresseur (la grosse connerie démagogique-nationaliste du Gang des Généraux algériens) doit biaiser et la poésie trouver le bon angle et tracer son chemin...
"Eṭṭes eṭṭes"
["Dors dors"]
"A win iwumi g-ruḥ yiḍes
di tmurt-nneγ ar a tafeḍ"
["Toi qui as perdu le sommeil
C'est dans notre pays que tu le retrouveras"
Le "Hirak" ("Mouvement") de la jeunesse algérienne connaît trop la médication administrée depuis des lustres... Ce qui symbolise le mieux le diazépam ou le zopiclone national se nomme successivement "Chadli Ben Jedid", "Zeroual", "Bouteflika", "Gaïd Salah", "Tebboune", peu importe...
"eṭṭes, eṭṭes, mazal lḥal
mačči d-kečč ig ṣeḥ wawal"
["Dors, dors, il n'est pas temps encore
Ce n'est pas ton tour de parole..."]
"A macahu"
["Il était une fois"]
"Amkan yuɣal
D lḥebs iwumi rran uzzal"
["Nos terres sont devenues
Prisons garnies de fer"]
Lounis Aït Menguellet, (en kabyle: "Lewnis At Mengellat", en tifinagh : ⵍⵓⵏⵉⵙ ⴰⵜ ⵎⴻⵏⴳⴻⵍⴰⵜ) et de son vrai nom "Abdenbi Aït Menguellet" est né le 17 janvier 1950 à Ighil Bouammas dans la commune d'Iboudraren en Algérie.
Le 3 octobre 2017, notre homme a été fait "Docteur honoris causa" de l'université
Mouloud Mammeri de Tizi Ouzou ("Tizi-Wezzu").
Ce beau gros livre de 344 pages restera un exceptionnel hommage au talent de ce chanteur populaire, courageux, généreux et profondément aimé des deux côtés de "notre" Méditerranée...
[*] Cf. "Souvenirs d'Algérie Heureuse", L'Harmattan, 1992 (si la curiosité vous y entraîne...)