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Critique de mylena


Ce roman est un chef d'oeuvre et a suscité une remarquable postérité, influençant, entre autres, le Meilleur des mondes d'Aldous Huxley et 1984 de George Orwell. C'est un chef d'oeuvre et par son contenu, et par sa structure, et par son style.
Côté contenu, ce roman écrit en 1920 est d'une incroyable modernité tant dans son sujet que dans le traitement de celui-ci. L'histoire se passe dans un futur lointain, après une guerre de deux cents ans qui a opposé villes et campagnes. Les survivants se sont enfermés dans une mégapole entourée de vastes murailles. Au moment du récit ce monde est régi par la logique mathématique et la géométrie. Dans ce monde, les noms et prénoms ont disparus, remplacés par une lettre (une consonne pour les mâles, une voyelle pour les femelles) et des numéros. L'individu n'existe plus. le narrateur, D-503, est le pur produit de cet Etat, il est mathématicien et ingénieur, chargé de la construction de l'Intégrale, un vaisseau spatial destiné à apporter leur civilisation jusqu'aux confins de l'univers. Il est aussi chargé de rédiger un journal décrivant leur civilisation pour porter la bonne parole aux extraterrestres. Tout le roman consiste en ce journal. Au début, D-503 est intimement convaincu de la beauté de son monde, du niveau suprême de civilisation atteint, pour lui la disparition des libertés individuelles est perçue comme un progrès et non comme un défaut. Il s'extasie sur la beauté géométrique des immeubles, sur la pureté de leur ligne. Il écrit et pense comme un pur produit du système. Toute vie spirituelle a disparu, même la musique est composée par des machines en suivant des formules mathématiques. Tout le récit nous présente le point de vue intérieur de D-503 qui écrit pour faire connaître aux extraterrestres la vie quotidienne, l'organisation sociale, les coutumes, bref, tout sur ce monde sous le régime de l'État unitaire.
L'histoire se déroule pour l'essentiel dans deux lieux. Une vieille maison musée d'autrefois, pleine de recoins et de surprises, et un appartement tout de verre transparent. Toute la ville est d'ailleurs de verre, transparente. Cette idée de transparence (que l'on retrouve au passage dans le mot « Glasnost » !) est tirée d'un autre roman, assez quelconque, « Que faire ? », écrit par Tchernychevski en 1863 et qui a été le livre de chevet de plusieurs générations de révolutionnaires russes dont Lenine qui a repris ce titre en 1902 pour son traité politique.
Mais un grain de sable s'introduit, D-503 rencontre un numéro femelle imprévu et très progressivement va naître une attirance, illogique, et des sentiments. Il considère que l'apparition d'une pensée, d'une âme individuelle, est une sorte de maladie.
Impossible à la lecture de ne pas faire le lien avec l'URSS au temps de Staline ou avec le Reich hitlérien : même disparition de l'individu au profit d'un Homme nouveau modelé par une idéologie soi-disant scientifique et par la surveillance constante des populations. Zamiatine, en écrivant ce qui est la première dystopie, est fascinant, tant il a senti les enjeux des totalitarismes du futur. Il ne faut pas cependant oublier qu'il a fort probablement pris aussi modèle sur le taylorisme qu'il a découvert en Angleterre en y travaillant à fabriquer des navires pour la flotte russe.
Nous, c'est le groupe, opposé à Je, l'individu. Mais c'est aussi Nous, notre groupe ou Moi et mon groupe, opposé à Eux, les autres. En russe les deux s'emploient très couramment sans préciser le contexte. En français l'emploi du nous opposé à eux sans préciser le contexte est assez rare (Nous les … ou Moi et les …, nous ...). D'où les deux traductions possibles pour le titre. Personnellement je me rappelle une conversation en russe avec des Géorgiens en France où j'ai du leur faire préciser le sens de «nous», le contexte indiquait une opposition aux Français, ou aux Occidentaux mais je n'arrivais pas à déterminer si son «nous» désignait les Géorgiens ou les habitants de l'ancienne Union Soviétique. Nous étions en 1998, et il m'a répondu après un temps de réflexion que c'était les Soviétiques!
Non content de nous livrer une oeuvre forte par son contenu, Zamiatinenous l'offre avec une écriture remarquable : le style de D-503 évolue peu à peu avec le narrateur, nous offrant des images remarquables, de splendides métaphores qui font de certaines pages de purs moments de poésie. L'évolution du style est très progressive, par petites touches, plus nombreuses et plus importantes au fil des chapitres.
Ce roman oublié est pour moi un chef d'oeuvre oublié de la littérature mondiale. Il faut dire que la première traduction qui ne passe pas par l'intermédiaire de la traduction anglaise date seulement de … 2017, donc très peu de temps avant le centenaire de l'original !
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