Citations sur La ruelle au clair de lune (19)
Je sentais toujours plus fortement la tension qu'il y avait entre nous. Ce silence strident et plein de cris intérieurs, c'était comme une corde de violon tendue à se briser ; enfin, sa parole, d'abord hésitante de terreur, le déchira.
Je n'avais plus conscience de cette ville ni de cette ruelle ; ni de son nom ni du mien ; je sentais seulement que j'étais ici un étranger, merveilleusement perdu dans l'inconnu, qu'il n'y avait en moi aucune intention, aucune mission ni aucune relation avec cet entourage, et cependant, je sentais toute cette vie obscure autour de moi, avec autant de plénitude que le sang qui coulait sous mon propre épiderme ; j'éprouvais seulement ce sentiment que rien de ce qui se passait là n'était fait pour moi, et que cependant, tout m'appartenait, ce béatifique sentiment de vivre la vie la plus profonde et la plus vraie au milieu de choses étrangères, ce sentiment qui fait partie des sources les plus vivaces de mon être intérieur et qui, dans l'inconnu, me saisit toujours comme une volupté.
Ces rues sont les mêmes à Hambourg qu'à Colombo et à la Havane ; elles sont les mêmes partout, comme le sont aussi les grandes avenues du luxe, car les sommets ou les bas-fonds de la vie ont partout la même forme ; ces rues inciviles, émouvantes par ce qu'elles révèlent et attirantes par ce qu'elles cachent, sont les derniers restes fantastiques d'un monde aux sens déréglés, où les instincts se déchaînent encore brusquement et sans frein, une forêt sombre de passions, un hallier plein de bêtes sauvages. Le rêve peut s'y donner carrière.
J'aimais ces ruelles des villes étrangères , ce marché impur de touts les passions , cet entassement clandestin de toutes les séductions pour les matelots qui , excédés de leurs nuits solitaires sur les mers lointaines et périlleuses , entrent ici pour une nuit , satisfaire dans une heure la sensualité multiple de leurs rêves .
Je commandai un verre de bière ; elle alla le chercher et revint avec cette démarche veule qui trahissait l'indifférence , plus encore que la sécheresse de ses yeux paresseusement endormis sous leurs paupières , comme des lumières en train de s'éteindre .
J'aspirai avec avidité l'air tiède et pourtant vif, le sentiment d'effroi se dissipa pour laisser place au grand étonnement que m'inspirait la multiplicité des destins humains, et je sentis de nouveau - sensation qui peut me rendre heureux jusqu'aux larmes - que le destin est toujours la à attendre, derrière chaque fenêtre, que chaque porte s'ouvre sur une expérience, que la diversité de ce monde est omniprésente et que même le recoin le plus sordide est grouillant de vies déjà formées comme la pourriture grouille de l'éclat fébrile des cafards.
Il faut qu'elles se cachent quelque part dans un bas-fond de la grande ville, ces petites ruelles, parce qu'elles disent avec tant d'effronterie et d'insistance ce que les maisons claires aux vitres étincelantes, où habitent les gens du monde, cachent sous mille masques.
Je m'arrêtai et j'aspirai en moi ce silence qui me paraissait étrange, parce que derrière bourdonnait comme un mystère de voluptés et de dangers. Je sentais clairement que cette solitude était mensongère et que, sous les troubles vapeurs de cette ruelle, couvait confusément le feu de la corruption du monde.
L'atmosphère de la petite salle à manger de l'hôtel, grasse d'huile et opaque de fumée , me parut intolérable , et sa crasse grise m'était d'autant plus sensible que mes lèvres gardaient encore la fraîcheur salée du pur souffle marin .
Je devais être près du port, dans le quartier des matelots ; je le sentais à cette odeur de poisson pourri, à cette exhalaison douceâtre de varech et de pourriture qu'ont les algues portées sur le rivage par le flux, à cette senteur particulière de parfums corrompus et de chambres sans aération qui règne lourdement dans des coins, jusqu'à ce que vienne la grande tempête au souffle purificateur .